[Entretien] Régis Le Sommier : « En Russie, le souvenir de la grande guerre patriotique chère à Poutine est partout »

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Ancien directeur adjoint de Paris Match, ancien grand reporter pour la chaine russe RT France (fermée), enseignant en journalisme au Celsa, Régis Le Sommier s'est rendu récemment en Russie. Il revient sur les différents référendums organisés dans les oblasts ukrainiens passés sous contrôle russe. Il analyse aussi l'état d'esprit des Russes face à l'escalade du conflit.

Marc Eynaud. Les territoires séparatistes d’Ukraine ont entamé un processus de référendum. Ce référendum s’inscrit-il dans une logique d’escalade du conflit ?

Régis Le Sommier. Il y a deux aspects dans ce référendum. Le premier concerne l’évolution du conflit dans sa globalité. À la suite de ces référendum, l’intégration probable des républiques de Donetsk et de Lougansk, ainsi que des oblasts Zaporijia et Kherson, représente un événement majeur car elles vont entrer dans la fédération de Russie et seront traitées comme territoire russe et non plus comme des territoires conquis par l’armée russe. Au niveau de la sémantique et d’un point de vue défensif de la Russie, ce référendum et cette annexion leur donneront un caractère russe supplémentaire. Quelle que soit l’issue des armes sur le terrain, la Russie défendra bec et ongles ces territoires et les agrandira peut-être, si elle en a l’occasion. Aujourd’hui, le sort des armes n’est pas décidé. Ces dernières semaines, l’Ukraine a remporté un certain nombre de succès, notamment avec la contre-offensive. Les quatre territoires concernés représentent plus de 160.000 km², alors que l’Ukraine n’a récupéré que 6.000 km² de territoire. On est loin du compte et d’une victoire totale de l’Ukraine.
Du point de vue des habitants, vous avez d’un côté ceux de Donetsk et de Lougansk, qui sont en guerre depuis 2014 et qui ont acté une partition avec l’Ukraine. Aujourd’hui, entre les gens de Kiev et ceux de Lougansk et Donetsk, il n’y a presque plus de points communs. Depuis 2014, ils vivent dans des univers totalement séparés. L’idée du président Zelensky de récupérer ces deux oblasts me paraît compliquée. Même si l’Ukraine les reprend, ces populations sont très attachées à la Russie. Kherson et Zaporijia sont deux oblasts d’influence russe qui vivaient en paix jusqu’au 24 février. Ce sont les meilleures  terres d’Ukraine. Les gens y gagnaient très bien leur vie et on n’était pas en guerre. Donc, l’annexion pure et simple sera compliquée. La résistance ukrainienne reste efficace et va jusqu'à l’élimination des dirigeants prorusses. Il y a eu un exemple récent avec l’attentat à la bombe contre la rectrice de l’université de Kherson. Elle a été grièvement blessée. Une partie de la population est encore hostile aux Russes, mais une grande partie de cette population est partie soit en Ukraine, soit en Europe, soit en Russie.

M. E. En Occident, on se focalise sur les dissensions internes en Russie contre la mobilisation. Qu’en est-il réellement ?

R. L. S. Il faut regarder l’histoire de la Russie contemporaine et ce qui s’est passé ces quinze dernières années. À chaque fois que se crée un mouvement dissident, comme celui de Kasparov contre Poutine, ou bien celui de la mobilisation pour Alexeï Navalny, il y a des répressions du pouvoir central. Il faut également se rappeler le mouvement anti-guerre au début du conflit, avec cette courageuse présentatrice de télévision venue en direct marquer sa désapprobation. Elle a été jugée. D’autres personnes ont été incarcérées pour avoir marqué une opposition à l’opération spéciale ou même pour l’avoir qualifiée de guerre. Tout cela ne fait pas une révolution. Jusqu’à présent, la Russie a subi des mouvements de protestation mais ils ne sont pas allés au-delà de quelques manifestations. Ils n’ont pas embrasé le pays.
Aujourd’hui, il s’agit d’une mobilisation partielle. Il ne s’agit pas d’une conscription. On ne demande pas à tous les hommes russes en âge de combattre de se rendre à la caserne pour y être enrôlés. Au total, 300.000 réservistes sont concernés. Parmi eux, certains n’ont aucune envie de retourner dans l’armée, d’autres sont attachés à l’armée et ils iront. Il faut être lucide et prudent, car l’Histoire contemporaine nous a montré qu’une grande majorité du peuple russe avait tendance à suivre son leader. La popularité de Poutine n’a pas baissé depuis le début de l’opération spéciale. On verra l'évolution dans quelques mois. Certains ont pris des avions ou leur voiture et ont fui la Russie, on verra si ce phénomène perdure.

M. E. Le peuple russe est-il prêt à suivre son chef jusqu’à une guerre totale ?

R. L. S. Il y a certaines carences de l’armée russe faciles à caractériser : des carences technologiques sur les missiles de moyenne portée et un archaïsme de certaines armes utilisées. En revanche, la Russie  a une performance et une avance assez conséquentes dans les armes supersoniques et dans les missiles intercontinentaux. Elle a 4.000 têtes nucléaires, dont 1.500 seraient hors d’état d’être exploitées mais reste la première puissance nucléaire.
Concernant les Russes qui peuvent suivre Poutine ou ne pas le suivre, il y a plusieurs générations et types de Russes. Tous n’ont pas le même discours. Certains ont l’impression d’être isolés du monde et d’avoir moins de mobilité que les autres jeunes. Ils accèdent néanmoins à la modernité. Ils écoutent du rap, de la pop, de la techno comme en Occident, mais ils n’ont pas la possibilité de voyager. Les jeunes Russes ont la volonté d’être au diapason du monde et cette volonté est contrecarrée. Pour revenir à Moscou, j’ai fait 19 heures de train, j’ai rencontré beaucoup de Russes, j’ai vu vraiment la Russie dans sa profondeur. L’idée qui en reste, c'est que le souvenir de cette fameuse Grande Guerre patriotique, terminée en 1945 et chère à Poutine, est partout. C’est un souvenir extrêmement puissant dans la psyché des Russes aujourd’hui, c’est la guerre de leurs grands-parents. J’ai demandé à des soldats s’ils n’appréhendaient pas l’hiver, ils m’ont répondu que leurs grands-parents avaient fait le front de l’Est et que l’hiver ne leur faisait pas peur. Les Russes sont un peuple très soudé, il y a encore un côté collectiviste qui fait qu’aujourd’hui, le soutien à la guerre n’est pas toujours enthousiaste, mais chez les soldats, la motivation est totale. Je n’ai pas trouvé cette même motivation en France chez les soldats de Barkhane ou même chez les légionnaires.

Marc Eynaud
Marc Eynaud
Journaliste à BV

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