
Des pharaons d’Egypte faisant marteler sur les monuments de Louqsor ou de Karnak les cartouches qui mentionnaient tel ou tel de leurs prédécesseurs et démolir les statues et les bas-reliefs qui devaient perpétuer leur souvenir, jusqu’à Staline faisant retirer des bibliothèques, des encyclopédies, des dictionnaires les livres, le nom, les notices, les biographies et supprimer sur les photos jusqu’au visage, jusqu’à la présence des plus prestigieux leaders révolutionnaires décrétés par lui ennemis du peuple, la réécriture de l’histoire ou plutôt son nettoyage par le vide en fonction des intérêts, des caprices ou de la volonté despotique des maîtres du moment, après avoir été la marque de temps obscurs encore imprégnés d’une pensée magique, a ressurgi sous les régimes totalitaires qui sont la souillure de l’époque contemporaine.
De telles manipulations, de telles malhonnêtetés, de tels crimes contre la mémoire de l’humanité sont évidemment incompatibles avec les principes d’une démocratie dont les moindres exigences sont la recherche de la vérité dans tous les domaines, la transparence de l’information, la transmission, d’une génération à l’autre, de ce patrimoine commun à toute l’espèce qu’est la connaissance de son passé.
Or, il paraît qu’après avoir célébré comme il convenait le centenaire de la Première Guerre mondiale, de l’attentat de Sarajevo à la bataille de la Marne, sans insister outre-mesure sur les colossales bévues de notre Etat-major, sur la faiblesse, pour ne pas dire plus, de notre haut commandement et sur sa responsabilité dans les désastres et les hécatombes qui marquèrent le début de la grande boucherie, le gouvernement et le comité chargé d’organiser les commémorations prévues l’année prochaine sont plongés dans un profond embarras. Verdun, apogée sanglant de la Grande Guerre, cimetière de 700.000 soldats dans leur presque totalité français et allemands, témoignage éclatant de l’absurdité du massacre et de l’héroîsme des « poilus », leur pose problème.
À quelle date commémorer la mère de toutes les batailles, comment faire pour que cette célébration ne se confonde pas avec celle de la bataille de la Somme, qui joue dans l’imaginaire et la mémoire des Britanniques un rôle comparable, faut-il convier aux cérémonies les deux belligérants pour sceller une fois de plus leur réconciliation amorcée par De Gaulle et Adenauer et scellée par Mitterrand et Kohl ? Faut-il étendre les invitations à tous les chefs d’État et de gouvernements européens ? Faut-il y convier le président Obama et, pendant qu’on y est, pourquoi pas, M. Xi Jin Ping ?
On a vu se poser et se résoudre des problèmes plus délicats. La véritable raison de la gêne officielle ne tiendrait-elle pas à une autre raison ? Est-il sérieusement possible de célébrer Verdun sans rappeler Pétain, est-il possible d’évoquer Pétain sans s’exposer au reproche de glorifier le « vieux traître » ? Le président Mitterrand le pensait, qui estimait que l’on pouvait honorer le général victorieux de 1914 sans réhabiliter pour autant le gouvernement de Vichy, et qui faisait déposer chaque année une gerbe de fleurs sur la tombe du maréchal jusqu’à ce qu’il fut contraint d’y renoncer sous la pression ?
Les contemporains du grand Condé, plus nuancés que nous, ne retirèrent pas à titre rétroactif au prince les lauriers qu’il avait gagnés à vingt ans sur les champs de bataille de Lens et de Rocroy au prétexte que, pendant la Fronde, il avait, tout comme le grand Turenne, retourné ses armes contre son pays. Dumouriez ne savait pas, lorsqu’il prenait le dessus sur l’armée prussienne à Valmy, qu’il passerait l’année suivante à l’ennemi. Sa défection ultérieure efface-t-elle une victoire qui fut l’acte de naissance de la République ? Contre toute raison, contre toute logique, contre toute morale, peu de peuples résistent à la tentation de l’anachronisme et à l’envie de faire payer aux enfants la faute des pères ou de dénier les hauts faits de leur jeunesse à ceux dont la vieillesse fut le naufrage.
Quoi que l’on pense des conditions dans lesquelles le maréchal, à l’appel et au soulagement de la France entière, écrasée, envahie, occupée, effondrée, accéda, âgé de 84 ans, à l’ombre du pouvoir, de la façon dont il l’exerça, des multiples dérives de Vichy, de son arrestation, de sa condamnation, de sa dégradation, de sa déchéance, de son châtiment, de son expiation, de son envoi au bagne et du titre peu enviable de plus vieux prisonnier du monde qu’il assura bien malgré lui à la France entre 1945 et 1951, a-t-il cessé d’être pour la postérité le vainqueur de Verdun ? Se prétendît-il républicain, le négationnisme, quelque forme qu’il prenne, de quelque prétexte qu’il se pare, quelque cible qu’il vise, est toujours un défi lancé à la vérité, un déni de l’histoire, une démission de l’intelligence, une régression de l’espèce.
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