Comme tous les Parisiens qui se déplacent en scooter depuis des années, je pensais bien avoir théorisé, pour mieux m’y préparer, les situations les plus invraisemblables, les plus extrêmes, en matière de circulation urbaine.
Hélas, j’ai manqué d’imagination. Je n’avais jamais envisagé, en effet, que l’on puisse, sur l’une des artères les plus fréquentées de Paris, sous le crachin et en pleine nuit, accélérer, puis ralentir brusquement, sans raison, puis accélérer à nouveau, puis faire semblant de tourner à droite, puis ne plus tourner à droite, puis... freiner et s’arrêter pile. En plein milieu de la chaussée !
Bien qu’entraîné, bien que méfiant, bien qu’attentif, bien qu’à jeun, bien qu’à distance raisonnable et bien que tout ce que l’on voudra, les causes radicales provoquent toujours des conséquences radicales.
Aucun miracle donc, mais un enchaînement logique : décision instantanée de ne pas tenter de dépasser par la gauche (ne sachant absolument pas ce qui arrivait à contresens), freinage d’urgence et par à-coups pour éviter que les roues ne se bloquent, les roues qui se bloquent tout de même à cause du crachin mêlé des premières feuilles mortes, mon scooter qui chasse, qui se couche, qui rebondit chaotiquement sur le macadam (et accessoirement sur ma jambe droite), qui glisse encore, qui finit par s’immobiliser mollement contre la voiture folle. Bref, un gros carton... boulevard Voltaire ! (ça ne s’invente pas...)
La suite, elle aussi, n’est que logique. La souffrance, une nuit aux urgences, les perfusions de morphine, une opération compliquée de plus de deux heures pour une triple fracture (tibia, péroné, cheville) sans compter les contusions multiples (choc à l’épaule, tendinite à l’autre genou, cote fendue...) l’humiliation de la dépendance soudaine et totale aux autres, le retour chez moi, seul, après une semaine infernale, fracassé, à bout de forces, hébété.
On me dit que ce n’est qu’un début. Pendant six semaines, je n’ai même pas le droit de poser le pied à terre. Dans quelques mois (trois mois ? quatre mois ?) je remarcherai probablement mais, disent les médecins, il faudra d’abord une longue rééducation et « six mois pour vraiment se prononcer sur la suite ». La suite ? Ce sera de toute façon, dans un ou deux ans, l’obligation de tout recommencer à l’envers, d’opérer à nouveau pour enlever le clou immense qui me consolide désormais du talon au genou. « Enlever le matos... », comme disent les habitués auxquels je suis fier de ne pas appartenir.
Et toi, au fait, qu’as-tu programmé pour les deux années qui viennent ?
Au moment de l’accident, je me suis efforcé de ne pas t’insulter et de ne pas te tutoyer. Avec le recul, je me contenterai de ne pas t’insulter. Car si ta jeunesse explique beaucoup, elle n’excuse rien.
Quel âge, d’ailleurs, pouvais-tu bien avoir ? Une trentaine d’années peut-être ? Et l’alcool ? Et la drogue ? Ou un peu des deux ? Je n’en saurai probablement jamais rien. Mais on ne m’ôtera pas de l’esprit que tu étais, comme tous ces dangers publics dont on ne parle pas assez, de ces invertébrés-décérébrés qui circulent en toute impunité avec assurance mais sans assurance, avec papiers mais sans permis.
Le dos cloué au sol, en attendant les secours, je me souviens de t’avoir dit et répété, calmement : « C’est vraiment pas cool ! Comment est-ce qu’on peut conduire comme ça ? » Je revois ta morgue mêlée d’indifférence. Et, au bout d’un long silence, ta réponse mi-gênée, mi-cynique : « Ouais... mais de toute façon, c’est vous qui avez glissé. » Aucune excuse, aucun regret. Même pas la présence d’esprit de me demander comment je me sentais. Car je me sentais mal, on s’en doute un peu...
Par ton attitude, tu as médusé la petite troupe de témoins qui, eux, se sont tous précipités à mon secours (merci à ceux qui ont appelé les pompiers et à ce couple de médecins à moto qui m’a aidé à les attendre, merci à tous ceux qui ont redressé et rangé mon scooter, merci à tous ceux qui sont simplement restés à mes côtés pour me soutenir, merci à tous ceux qui se sont comportés comme je me serais, je crois, moi-même comporté).
Juste avant l’arrivée des pompiers et de la police, tu nous as tous abusés : « Bon OK, je vais garer la voiture. Je reviens. » Bien entendu, tu n’es jamais revenu. Délit de fuite. J’entends encore les remarques, écœurées, de quelques-uns des témoins qui n’avaient eu ni le temps ni la présence d’esprit de relever ton immatriculation « Non, c’est pas vrai ! Il ne s’est pas barré ! C’est pas possible ! »
C’est possible.
En attendant, je te revois toujours, juste après le choc, descendre lentement de ta petite voiture blanche, comme si de rien n’était, avec tes boucles au négligé bien calculé, tes faux airs de romantique de supermarché, ton piercing à la lèvre, ostentatoire, signant visiblement chez toi une force de caractère à peu près aussi remarquable que la faiblesse de ton comportement. Avec toute la sincérité du monde, sache que je te souhaite de ne jamais rencontrer, dans la vie, quelqu’un... comme toi !
Mais au fond, et sans mauvais jeu de mot, tout cela me fait une belle jambe. Car à l’instant même ou je me suis retrouvé là, au sol, à tes pieds, je me suis dit et répété « Je suis vivant ! Je suis vivant ! » Comme un vrai chant de joie. Le sourire aux lèvres malgré la douleur.
Quel cadeau !
C’est Roland Barthes, je crois, qui écrivait un jour quelque chose du genre : « Longtemps, on se sait mortel. Un jour, on se sent mortel. » Grâce à toi, j’ai franchi très concrètement le pas.
Oui, je suis vivant ! Vivant et probablement réparable. Que demander de plus ? Grâce à toi, qui plus est, j’aurai connu de mon pays, en profondeur et en accéléré, tout ce que j’ignorais jusqu’alors : le pire et le meilleur.
Le pire bien sûr, avec ta conduite insensée, ton indifférence et ton délit de fuite. Le pire aussi, juste après ta fuite, avec ces policiers qui m’avouaient, en me ramenant mon iPhone qui avait glissé sous une voiture proche, que j’avais « bien de la chance » (tout est relatif...) parce qu’en général, « dans les accidents de la route, ce n’est pas rare que les témoins commencent par voler le téléphone, sans parler des portefeuilles... » Le pire aussi, en arrivant à l’hôpital public, où des infirmières aux origines diverses m’ont aidé à rassembler tous mes papiers et les moindres effets personnels pour les enfermer immédiatement « au coffre » : « On ne porte aucun jugement, mais c’est comme ça. L’hôpital grouille de Roms. Ils volent tout. Ils sont trop nombreux et on ne peut rien faire. » Le pire encore, dans la salle des urgences, au milieu des cris, des hurlements parfois, au milieu des SDF, des drogués, dans les odeurs lointaines et pourtant omniprésentes d’urine, d’alcool, de vomi, mêlées de médicaments... Le pire toujours en découvrant mon voisin de chambre, adorable retraité de 69 ans, président de son club de boulistes dans la banlieue est, mais que deux jeunes de 14 ans ont jugé bon d’agresser, de jeter au sol et de rouer de coups jusqu’à lui fracasser le bassin pour lui dérober... sa gourmette en or ! Le pire enfin, sur les murs du monte-charge d’une autre époque qui me menait au bloc opératoire et sur lequel je ne pouvais m’empêcher de fixer un tag énorme et haineux : « Je nique la France. » L’une de mes dernières visions avant de fermer les yeux et de confier ma vie à ceux qui ne la niquent pas... et qui opèrent sans réfléchir même ceux qui la niquent !
Le meilleur aussi. Car nous vivons heureusement dans un pays où des pompiers compétents et attentifs surgissent sur les lieux d’un accident en quelques minutes, où les policiers font eux aussi de leur mieux, et où l’hôpital public se bat de toutes ses forces, à tous les niveaux, pour traiter tout le monde sur un pied d’égalité. Un lieu rare, unique (il y en a de moins en moins...) où la carte Vitale pèse encore plus que la carte bleue ou que la carte d’identité.
Même si tu t’en moques probablement, sache donc que tu es déjà pardonné. Tu ne t’en doutes probablement pas, mais en fracassant mon présent, tu as surtout illuminé mon avenir. Pour moi qui ai fait profession, depuis longtemps déjà, de ne plus m’en tenir qu’à l’essentiel, je sais aujourd’hui, plus que jamais, ce qui compte et ceux qui comptent.
Probablement es-tu encore trop invertébré et trop décérébré pour comprendre ce vieux sage qui disait un jour : « Nous avons tous deux vies. La seconde commence le jour où nous réalisons que nous n’en avons qu’une seule. »
Pour cette leçon en accéléré, payée au prix fort, tu comprendras que je n’aille tout de même pas jusqu’à te remercier.
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