Entretien réalisé par Marie Delarue.

À la vieille des élections, dans une France qui, majoritairement à ce qu’il paraît, semble ne pas vouloir de l’Europe, ou du moins pas sous cette forme, Pierre Le Vigan publie un passionnant essai sur « L’Effacement du politique », sondant les raisons qui poussent les peuples d’Europe à un tel désamour. À lire d’urgence, cet ouvrage brillant présentant le double avantage de n’être pas un pavé, l’auteur n’ayant pas cru nécessaire d’être abscons pour paraître intelligent.


Pierre Le Vigan, vous reprochez vous aussi à l’institution de n’avoir pas tenu ses promesses, de n’exister que par la négative : on sait ce que l’Europe n’est pas. L’Europe, écrivez-vous, est « un continent sans existence politique, sans volonté, sans défense ». Au fond, hors l’euro, l’Europe n’existerait pas ?

Effectivement, l’Union européenne, que l’on n’ose dire « forte » de 28 membres (où est la force ?), comporte un noyau, qui devrait être le « noyau dur », de 18 membres – les pays membres de la zone euro.

Or, l’appartenance à la zone euro produit des effets parfaitement négatifs pour la plupart de ses membres. L’euro fort ne convient qu’à l’Allemagne – qui aurait de toute façon sans l’euro un mark fort – tandis que l’euro est surévalué pour tous les autres pays. L’euro donne l’illusion aux pays de la zone du même nom d’avoir une économie commune et les dispense d’avoir une politique économique commune.

En fait, chacun est privé de sa souveraineté monétaire et budgétaire, incluant la politique fiscale.

On a fait les choses à l’envers : une monnaie commune, et a fortiori unique, est normalement l’instrument d’une souveraineté commune. Or, celle-ci n’existe pas. Le problème relève du principe même, faussé, de ce qui se prétend la « construction européenne » : pour qu’il y ait une souveraineté commune, avec des fonctions régaliennes de différents pays d’Europe mises en commun, il faut d’abord une Constituante européenne. Nous n’en sommes pas là et, au contraire, les oligarchies veulent le minimum de démocratie. Il s’agit, pour elles, au mieux de « consulter » le peuple – un peu comme une chaîne de grands magasins « consulte » ses clients pour connaître leurs « goûts » –, non de s’en remettre aux décisions du peuple. On l’a vu lors du référendum de mai 2005.

Vous posez la question de "l’impensé" : l’Europe, comme la France, ne sait plus ni d’où elle vient ni où elle va. Il n’y aurait plus d’affirmation de "soi", et pas de "nous" non plus. Mais qu’est-ce qui caractérise la culture européenne ? Et y en a-t-il une d’ailleurs ?

L’Europe (actuelle, de Bruxelles, pour être précis) n’affirme pas ce qui lui appartient en propre. Quand on doit l’affirmer, c’est qu’il ne s’agit plus d’une évidence. En outre, depuis la Deuxième Guerre mondiale, toute affirmation identitaire, nationale ou supranationale est assimilée à du nationalisme, lui-même ramené au totalitarisme de type national-socialiste. L’Europe actuelle n’affirme donc que des procédures, mais elle refuse toute affirmation de contenu. Le paradoxe tient à ce que l’identité européenne était évidente quand l’Europe n’était pas une, ou n’avait pas la prétention de l’être, mais quand elle partageait une culture commune, largement imprégnée de christianisme et d’un humanisme européen au sens des humanités. L’existence de cette culture commune était facilitée par l’existence d’une langue commune, qui était… le français.

Y a-t-il une culture européenne ? Si la culture est un approfondissement de l’identité, qui passe par l’identification à des œuvres historiques, littéraires, musicales, etc., la réponse est oui. Mais cette « culture » est menacée tout comme les cultures nationales (italienne, allemande, française, etc.) par la réduction de tout au fétichisme de l’argent.

L’Europe actuelle se pense comme postnationale et postpolitique. Au contraire, il me semble que l’idée européenne consiste à savoir que nous sommes des héritiers (de la Grèce, de Rome, des Gaulois, des Germains, des Celtes, le tout mélangé parfois de quelques Antillais ou Africains d’Angola ou de Guinée, car il y a une Europe d’outre-mer, et que l’Europe fût exploratrice ne pouvait être sans conséquences qu’il serait malséant de déplorer). L’Europe doit, non pas se penser comme la « destinée manifeste » de l’humanité, une sorte de post-États-Unis, les États-Unis sans le patriotisme américain, mais comme le continent qui fait signe vers le retour des hommes à leur condition d’héritiers, chacun, de leur propre culture.

Vous dénoncez « la démocratie étouffée par la rhétorique des droits de l’homme », cette « religion de l’humanité » qui s’est substituée à tout. Vous ne croyez pas, au fond, qu’elle puisse être l’avenir de ce monde postpolitique ?

« La totalité dévore le divers, tandis que l’universel émane du divers », dit Georges Devereux. En ce sens, l’universalisme et la rhétorique des droits de l’homme sont du côté de cette totalité dévoreuse. Les droits de l’homme fonctionnent comme un système totalitaire, ils dévorent le divers pour nier la dimension politique des hommes et leurs racines, ils réduisent les hommes à des ayants droit. Cette nouvelle « religion de l’humanité » est le cœur de cette Europe (de Bruxelles) – et de la France – qui se veut postpolitique, mais le monde, autour de nous, continue de faire de la politique. Notre postpolitique n’est qu’une politique contre nos peuples. C’est la politique des oligarchies.

L’Effacement du politique – La philosophie politique et la genèse de l’impuissance de l’Europe, Éd. La Barque d’or, 164 pages, 15 € (+ 4 € de frais de port)
la-barque-d-or.centerblog.net/
[email protected]

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23 mai 2014

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