Nous commémorons en ce moment le bicentenaire des Cent-Jours. Rien de plus prodigieux, sans doute, dans l’étonnante carrière de l’Empereur que ce retour d’un homme quasiment seul face à un régime installé depuis près d’un an et face à toute l’Europe.
Le 1er mars 1815, Napoléon débarqua sur le sol de France avec la volonté de reconquérir sa couronne. Depuis mai 1814, il était exilé à l’île d’Elbe, non loin de sa Corse natale. Ses vainqueurs russes, anglais, autrichiens et prussiens lui avaient conservé le titre d’empereur et l’avaient laissé entouré de ses proches, d’une cour et d’une garde impériale. En revanche, son épouse, Marie-Louise, et son fils, le roi de Rome, étaient désormais à Vienne, auprès de leur père et grand-père, l’empereur d’Autriche François.
Mais comment s’imaginer que celui qui avait dominé l’Europe pût se contenter d’administrer un lambeau de son ancien empire, 222 km2 et 12.000 habitants ? Restée à Paris, sa belle-fille et belle-sœur, Hortense de Beauharnais, menait double jeu : « Quand les violettes refleuriront… », prophétisait-elle devant les fidèles. Par son intermédiaire, comme par divers affidés et par de nombreux visiteurs, Napoléon était informé quasiment au jour le jour de l’état d’esprit de l’opinion.
Il savait l’impopularité de la Restauration. La reconversion de l’économie de guerre en économie de paix avait amené la crise. Avec le passage de beaucoup de militaires en demi-soldes et la disgrâce des chefs les plus illustres, l’armée grondait. Même si le nouveau roi, Louis XVIII, leur avait donné des garanties, les bourgeois et les paysans craignaient de perdre les biens qu’ils avaient acquis à la suite des spoliations révolutionnaires car les lésés étaient rentrés en France et occupaient de nouveau une place centrale dans l’appareil d’État. Malgré les efforts très réels du roi, deux France se faisaient face.
Napoléon n’avait pas non plus reçu le revenu annuel de deux millions de francs que les Alliés s’étaient engagés à lui verser et il avait beau jeu de dire qu’il ne pouvait donc entretenir la défense de l’île et se trouvait à la merci d’un coup de main, alors que circulaient des bruits de projets royalistes pour l’assassiner ou pour l’enlever.
Imprudents, les Alliés ne faisaient croiser que deux frégates entre le continent, la Corse et l’île d’Elbe. Le 26 février, Napoléon quitta sa modeste capitale de Portoferraio et, accompagné par quelques centaines de soldats commandés par Cambronne, s’embarqua secrètement sur le brick L’Inconstant. Après trois jours de traversée, il posa le pied sur le sol de France, non loin de Golfe-Juan.
Deux proclamations avaient été rédigées. Dans la première, destinée au peuple français, il opposait sa légitimité reposant sur la souveraineté populaire à l’illégitimité de Louis XVIII qui devait son pouvoir à l’étranger et assurait qu’il pardonnait à tous ceux qui venaient de servir les Bourbons. Dans la seconde, il invitait les soldats à le rejoindre pour chasser les traîtres et les ennemis de la patrie. Avec leur soutien, « la victoire marchera[it] au pas de charge » et « l’Aigle, avec les couleurs nationales, volera[it] de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame ». De fait, le vol de l’aigle fut triomphal.
Gardant un atroce souvenir de son passage, onze mois plus tôt, par la vallée du Rhône où les royalistes, nombreux, l’avaient insulté et menacé alors qu’il prenait le chemin de l’exil, il décida de passer par les Alpes et ce qui deviendra la mythique « route Napoléon ».
Au défilé de Laffrey qui commandait l’arrivée sur Grenoble, le 5e de ligne lui barra la route. Alors que le capitaine demandait à la troupe de tirer sur lui, il s’avança face à elle en l’interpellant et en ouvrant sa redingote : « S’il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son général, son empereur, il le peut : me voilà ! » Retournée, la troupe cria : « Vive l’Empereur ! » Partout sur son passage, les paysans se ralliaient et, à Lyon, les canuts lui réservèrent un accueil enthousiaste. Le maréchal Ney qui avait promis à Louis XVIII de lui ramener « l’usurpateur dans une cage de fer » se jeta dans ses bras à Auxerre. Dès lors, la route de Paris était ouverte.
Alors que le pouvoir monarchique, surpris par tant d’audace, de trahison et d’enthousiasme s’effondrait comme un château de cartes, sans l’ombre d’une résistance et sans une goutte de sang versée, Louis XVIII quittait précipitamment la capitale dans la nuit du 19 au 20 mars, pour se réfugier en Belgique. Quelques heures plus tard, Napoléon, porté en triomphe par ses partisans, s’installait aux Tuileries où le drapeau tricolore remplaça le drapeau blanc fleurdelisé.
Après ces vingt jours triomphaux, les difficultés surgirent. Alors que les Alliés étaient réunis en congrès à Vienne depuis septembre pour tracer la carte de l’Europe post-napoléonienne et que Talleyrand avait réussi à les diviser pour que le sort de la France ne fût pas trop dur, le retour de Napoléon refit l’unité. Le pacte de Chaumont de l’année précédente était réactivé. L’Empereur ne pourrait se maintenir au pouvoir qu’au prix d’une nouvelle guerre.
Parallèlement, si la duchesse d’Angoulême, nièce de Louis XVIII et « seul homme de la famille », selon Napoléon, tentait vainement de soulever Bordeaux et si son époux ne fut pas plus heureux dans le Midi, la Vendée catholique et royale se réveillait.
Napoléon fit aussi le choix de s’appuyer sur l’élite des notables, cette bourgeoisie libérale qui l’avait trahi au printemps précédent, plutôt que sur le peuple rallié en grande partie d’enthousiasme, à Paris comme dans de nombreux départements. « Je ne veux pas être un roi de la Jacquerie », affirma-t-il. Il n’y eut ni levée en masse ni armement des faubourgs populaires, mais rédaction d’un Acte additionnel aux constitutions de l’Empire rédigé par le libéral Benjamin Constant, adversaire d’hier, et reconstitution d’une armée classique qui marcha au nord sur les Prussiens et les Anglais avant que les Autrichiens et les Russes ne pussent faire leur jonction avec eux. L’aventure se termina prématurément, le 18 juin 1815, dans une morne plaine, ultime défaite facilitée par la trahison, par la désorganisation et par les intempéries.
Cet épisode que l’histoire retient sous le nom des « Cent-Jours », même s’il dura moins longtemps encore, s’acheva pour Napoléon par un exil définitif, celui-là, sur un caillou de l’Atlantique sud où la légende, qui venait de connaître un chapitre essentiel, acheva de s’écrire. Pour la France, il eut pour conséquence un traitement bien plus sévère infligé par les Alliés au second traité de Paris qu’au premier avec l’amputation des conquêtes révolutionnaires, une dure occupation et le versement d’une lourde indemnité. Il accentua la coupure politique du pays en deux. Mais il lia aussi indépendance nationale et liberté ; il raviva l’espoir populaire ; il montra que les Français n’aiment pas se laisser dicter leur politique par l’étranger et que, quand tel est le cas, ils ont souvent la tentation de l’apparent impossible. Napoléon, qui avait lui-même forgé la formule « Impossible n’est pas français », ne fut après tout pas si loin de le démontrer, une nouvelle fois.