Le Jaurès de l’Histoire voterait-il pour Alexis Corbière ?

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Ils étaient une centaine, dimanche soir, au Café du Croissant, rue Montmartre à Paris, là où Jaurès fut assassiné de deux coups de pistolet voilà 108 ans, le 31 juillet 1914. Aux manettes, le professeur d’histoire et député LFI Alexis Corbière a trouvé là, pour rehausser l’image de la NUPES, un personnage plus consensuel que Robespierre, l’homme de la Terreur. L’occasion, pour le lieutenant de Jean-Luc Mélenchon, de refiler le mistigri du méchant aux autres. Un sport que l’extrême gauche pratique depuis longtemps avec une dextérité sans pareille, même si elle devient très très voyante. Avec le temps, les meilleures recettes perdent de leur saveur.

Jaurès est bien un prétexte. On diabolise à toute vapeur sous le patronage de cette figure tutélaire de la gauche.

Premier à subir les coups de ce Jaurès utilisé façon boîte à gifles, le président de la République Emmanuel Macron. Dieu sait si notre Président offre des motifs à la critique. De là à en faire un maurrassien de stricte obédience, il fallait oser. Mais la NUPES ose tout. Corbière cite lui-même le président de la République : « Certes, je combats l'antisémitisme et le racisme de Maurras, mais je trouve absurde de dire qu'il ne doit plus exister », a dit le Président. Le député a trouvé là de quoi fouetter un chat. « Nous sommes dans le camp de ceux qui pensent que ce que représentait Maurras ne doit plus exister et que si un président de la République doit prendre la parole, c'est pour rappeler le rôle de Jaurès, explique Alexis Corbière, mais pas pour dire qu'il ne faut pas oublier Charles Maurras. » Il y a donc, pour LFI, les écrivains et penseurs qu’on doit oublier, parmi lesquels Maurras, et ceux dont on doit parler, Jaurès. À la soviétique. Dressez-nous une liste, Monsieur le professeur, ce sera plus simple !

Le député LFI vise, bien sûr, aussi le Rassemblement national. Pour lui, Maurras porte une part de la responsabilité de l'assassinat de Jaurès en « armant sans doute la main qui l'a assassiné ». Une thèse sans filet, car l'audience de Maurras avant la Première Guerre mondiale était toute relative (son journal L'Action française tirait au mieux à 30.000 exemplaires par jour quand les journaux les plus lus tiraient alors à 800.000) et que l'assassin de Jaurès, Raoul Villain, n'était pas proche de l'Action française. Il fut d'abord membre du Sillon, le mouvement chrétien de Marc Sangnier, mouvement de gauche opposé à l'Action française, puis de la Ligue des jeunes amis de l'Alsace-Lorraine, plus patriote et revancharde, mais indépendante de Maurras. Corbière fait usage de l'Histoire.

Le souci, avec Jaurès, c'est que le personnage n'est pas consensuel. C’est pour cela que le RN, Nicolas Sarkozy ou Macron ont pu s'en revendiquer. Alexis Corbière tente le coup lui aussi. Non sans risque.

L’ancien député UMP du Tarn, le département de Jaurès, Bernard Carayon, s’est penché dans son livre Comment la gauche a kidnappé Jaurès (Éditions Privat) sur l’œuvre et la personnalité du leader socialiste. Il décrit l'homme politique et homme de presse comme « un intellectuel brillant et prolixe, courageux face à ses adversaires de gauche comme de droite […] Jaurès aimait les humbles, savait les écouter, leur parler et les défendre. » Bernard Carayon fait la part de la vérité de l’homme et de l’usage intense de ce personnage intellectuellement structuré par une gauche contemporaine en errance idéologique.

Car le Jaurès fantasmé par la gauche radicale n’est plus celui de l’Histoire. Corbière, du reste, le sait : « Jaurès n'est pas un saint », a-t-il glissé, dimanche, devant le Café du Croissant. « Depuis sa panthéonisation, la gauche et ses historiens ont monopolisé son interprétation, dissimulé son antisémitisme et son colonialisme, entretenu le culte d’un saint laïc, dénonce Bernard Carayon. Jaurès a été kidnappé. » Carayon a balayé les deux thèses de doctorat de Jaurès, ses nombreux livres et ses plus de 4.000 articles de presse. L’homme est complexe, profondément français jusque dans ses contradictions. « Laïc, affranchi des dogmes, il reste pieux et mystique », écrit-il. « Quiconque n’a pas de foi ou besoin d’une foi est une âme médiocre », tranche Jaurès, qui s’intéresse à la « vie intérieure » des travailleurs. Le leader tarnais considère la grève, « en principe, inutile et même mauvaise ». On est loin du marxisme bas de plafond. Plus étonnant encore, cette grande figure si consensuelle vitupère… les juifs qui « accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique » (Article « La Question juive en Algérie » dans La Dépêche de Toulouse, 1er mai 1895). Des populations colonisées, il dit : « Ces peuples sont des enfants », non sans appeler à un traitement humain à leur égard. Décidément pas très woke, Jaurès défend systématiquement les structures traditionnelles de la société, la famille, l’unité et l’indivisibilité de la République. Il concilie les charmes de l’étranger avec l’attachement charnel à la patrie. « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène, disait-il. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »

Barrès, la grande voix nationaliste de l’époque, sera l’une des premières personnalités à lui rendre hommage après son assassinat. Les deux hommes se respectaient. Avec quel œil Jaurès regarderait-il aujourd’hui ceux qui le revendiquent bruyamment et se drapent dans son image ? Jaurès voterait-il pour Corbière ? Rien n'est moins sûr.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 04/08/2022 à 16:09.
Marc Baudriller
Marc Baudriller
Directeur adjoint de la rédaction de BV, éditorialiste

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