Contester la légitimité d’une consultation populaire et la force du mandat impératif qu’une large majorité d’électeurs, aussi insensibles aux pressions qu’aux promesses, aussi indifférents aux menaces qu’aux cadeaux, avaient confirmé à leur gouvernement ? Difficile, n’est-ce pas, lorsqu’on fait profession d’être démocrate et que l’on donne en permanence des leçons de démocratie au monde entier.

Faire revoter les Grecs, jusqu’à ce qu’ils veuillent bien reconnaître leur erreur, faire amende honorable et voter comme il faut ? Le truc avait marché avec l’Irlande et les Pays-Bas. Ou encore faire adopter par un Parlement réputé plus docile les dispositions qu’avait rejetées le peuple ? L’entourloupe avait fonctionné à merveille avec ces imbéciles de Français, qui n’y avaient vu que du feu. Oui, mais dans les deux cas il y avait fallu la complicité active d’un gouvernement à la botte de l’eurocratie. Or, il était manifestement impossible de compter sur la bonne volonté de cette tête de mule de Tsípras, une tête au demeurant remplie d’idées généreuses et folles et enflée par sa popularité.

En public, les dirigeants de l’Union faisaient bonne figure et affectaient de prendre en considération les résultats du référendum grec. Préalablement pourvus d’éléments de langage affinés par leurs conseillers en communication, ils déclaraient même, rituellement, le « respecter ». Mais au fond d’eux-mêmes, ils étaient fous de rage et certains ne parvenaient pas à le dissimuler et à cacher leur volonté de punir ce client insupportable qui persistait à refuser les ordonnances et à déjouer les pronostics des docteurs de la finance.

Ils étaient dix-huit, choisis parmi les meilleurs praticiens de l’école néo-libérale, venus de tout le continent au chevet de l’homme malade de l’Europe. Bien loin de le féliciter de son exceptionnelle résistance et d’admirer qu’il survécût encore, même en piteux état, aux traitements de choc qu’on lui avait administrés, ces spécialistes de l’austérité s’en irritaient fort et discutaient sans gêne aucune, devant le patient, de son cas et de son sort.

« C’est inconcevable », disait l’un, « avec toutes les réformes, toutes les amputations, tous les tours de vis qu’il a subis, il devrait être mort depuis longtemps. »

« Je n’y comprends rien », renchérissait un collègue, « il y a six mois qu’on a cessé de l’alimenter, que l’hydratation est au-dessous du niveau censé assurer la permanence des fonctions vitales et il tient encore… »

« Avec tout ce qu’il a mangé, bu et fumé dans sa jeunesse, il avait pourtant le profil type pour une ABC », maugréait un troisième.

« Pour moi, la question n’est pas là », intervint un homme doté d’un fort accent belgo-germanique, « tout ce que je vois, c’est que ce monsieur se prélasse depuis bientôt cinq ans dans un lit d’hôpital pour lequel il n’a pas payé un centime d’euro. »

« De verdad », coupa un Espagnol barbichu, « où irions-nous si tout le monde faisait comme lui ? C’est un exemple détestable qui est donné aux chômeurs, aux pauvres, aux marginaux qui ne manquent pas chez nous comme vous le savez. Nous ne pouvons pas nous payer ce luxe. No podemos… »

« Qu’il aille se faire voir où il veut », lâcha un Portugais.

« Je crois que le moment est venu d’entamer un processus de sédation profonde », murmura gravement un Polonais.

Un brouhaha approbatif s’éleva du groupe, auquel succéda un silence total. Les deux chefs du service faisaient leur entrée.

Le premier, qu’on disait généralement en perte de vitesse, était un petit homme rondouillard à l’allure empruntée et au regard faux. Il lança un coup d’œil interrogateur par-dessus ses lunettes à l’assistance attentive. « Je me demande", dit-il d’une voix mal assurée, "si tous les examens ont été faits et, s’ils l’ont été, s’il n’y a pas lieu de procéder à une nouvelle série de tests, ce qui nous amènerait à remettre une décision définitive à l’automne prochain, par exemple. »

Le malade donnait depuis quelque temps des signes d’agitation. Il désirait manifestement intervenir. Malheureusement sous camisole de force et de surcroît bâillonné par précaution, il parvint tout juste à émettre quelques grognements indistincts. Une femme corpulente aux cheveux filasse et à l’œil froid se planta alors à son chevet. Bien qu’elle partageât nominalement la direction du service avec le petit homme rond, c’était elle, depuis quelque temps déjà, la véritable patronne de l’Hôpital central européen. Elle prit le pouls de l’homme alité et fit une grimace significative : « Toujours normal, ce n’est plus possible, on arrête les frais. » Elle relâcha le poignet du malade, qui retomba, inerte, sur le drap. « Qu’on le débranche », dit-elle. Et elle sortit de la pièce.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 01/07/2023 à 3:26.

33 vues

7 juillet 2015

Partager

La possibilité d'ajouter de nouveaux commentaires a été désactivée.