Comme je ne veux pas parler de la Grèce, un sujet sur lequel mes opinions risqueraient de passer ici pour de la provocation (deux notes en passant, cependant : primo, Samuel Huntington était décidément un grand génie ; deuxio, Hölderlin et Heidegger avaient raison, les vrais Grecs modernes, ce sont les Allemands) ; et comme d’autre part ce sont plus ou moins les vacances, je vais aborder une question qui me tient fort à cœur mais dont je n’ai jamais traité ici, parce qu’elle n’est pas directement politique (encore que… ) : la Grande Pelade - la Grèce, ce serait plutôt la Grande Panade.
J’appelle Grande Pelade la mode qui sévit en France depuis un demi-siècle et plus et qui défigure le pays : celle d’arracher systématiquement les enduits ou crépis sur les maisons anciennes, pour en exposer les pierres en désordre et donner aux façades l’air d’énormes tranches de veau vinaigrette ou de fromage de tête. Cette mode est contemporaine du moment où l’on a commencé de construire autrement qu’en pierre, même dans les régions et les campagnes où elle avait été jusqu’alors le seul matériau. Soudain il en apparaissait d’autres, notamment le parpaing et la brique creuse, beaucoup moins chers et moins nobles. Du coup, la pierre devenait un objet de fierté, une matière précieuse, même là où l’on n’en avait jamais connu d’autre. Et ceux qui en avaient ont voulu la montrer, pour se distinguer des tard-venus pour qui les enduits n’étaient qu’un cache-misère, pour pallier leurs divers Siporex.
L’ennui est que se sont inventés là une France, un style, un mode de s’exposer, pour les façades, qui n’avaient jamais, jamais existé. Il y avait certes toujours eu des façades en pierre de taille, pour les bâtiments les plus riches, pour lesquels l’enduit serait un crime, et d’ailleurs nul n’y songe. Il y avait eu aussi, et dans certaines régions il n’y avait même rien eu d’autre, des bâtiment en moellons, jamais revêtus du moindre enduit : et il serait absurde de leur en donner à présent, ou de leur en laisser si par erreur ils en ont reçu. Mais enfin la très grande majorité des bâtiments français traditionnel étaient une combinaison inégale de pierre de taille, en particulier autour des portes et fenêtres, et partout ailleurs de moellons, que nos ancêtres n’auraient jamais imaginé de laisser en vue, sans compter les inconvénients de toute sorte qui en eussent résulté. En arrachant les enduits là où il y en a toujours eu, on abolit la relation entre l’enduit et la pierre de taille qu’il était chargé de mettre en valeur. On rend les façades inintelligibles, architecturalement. On trahit totalement l’esprit qui a présidé à la construction, quand elle a eu lieu, et au long usage des siècles.
Disons, par effort d’objectivité, et pour faire à l’adversaire, la part belle, qu’il y a là conflit entre deux authenticités. Authenticité du matériau, d’une part, dont on ne veut rien cacher, qu’on tient même fort à exposer, même s’il a toujours été dissimulé : c’est en somme la transposition rustique des principes du théâtre de Brecht, qui récuse l’illusion de la dramaturgie bourgeoise et veut laisser à découvert ses jeux et ses entrailles, jusqu’au plus profond des coulisses. Authenticité du style, d’autre part, et en opposition formelle à la précédente : car dans la plupart des cas les moellons n’ont jamais été exposés à la lumière et au regard, nos aïeux en auraient eu honte comme de se présenter en public en caleçon ; et tout ce que le bâtiment a de caractère, d’appartenance stylistique à son époque, lui vient du rapport spécifique entre l’enduit et la pierre de taille, entre le plein et le vide, entre l’uni (l’enduit) et l’orné (la pierre de taille). La première de ces authenticités est intemporelle, présentéiste, brutale, inculte (un peu comme le prétendu franc-parler des mufles). La seconde est historique, culturelle, géographique, civilisée.
Bien entendu, il y a des crépis affreux. Ceux-là, il faut les remplacer par d’autres qui seraient beaux. C’est hélas très difficile, parce que l’art des beaux enduits s’est en grande partie perdu. C’est ce point, et le fait que les beaux enduits anciens deviennent de plus en plus beaux avec le temps, qui rendent si désolante la quantité prodigieuse des arrachages, aussi irréversibles que le changement de peuple, et dont le résultat est en général si laid. Ils font ressembler la France à une octogénaire qui voudrait à tout prix, genre Baby Jane, se vêtir comme une Lolita. Quelle avantage y a-t-il à posséder une maison ancienne, si c’est pour lui donner l’air flambant neuf, avec ses moellons à vif, et la dépouiller des couleurs du temps, qui faisaient tout son charme propre ?
Heureusement, un mouvement de résistance s’ébauche, là aussi ; peut-être même un renversement de tendance, très encouragés l’un et l’autre par les conservateurs du patrimoine des plus qualifiés. On commence à observer d’assez nombreuses restitutions d’enduits, et surtout il faut espérer que les désastreux arrachages vont cesser, à mesure que passera la mode funeste qui les a inspirés et qui a si fort enlaidi la France, au même titre que l’industrialisation de l’agriculture, la tôle ondulée, le parpaing, les centres commerciaux, les cimetières de voiture, l’artificialisation, l’élargissement sans fin de la banlieue, le développement démographique, l’immigration, la signalisation à outrance et j’en passe. Je vois que de nouvelles lois sont passées pour réduire la publicité le long des routes. C’est au moins un (petit) pas dans la bonne direction.
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