D'abord parce que je suis professeur de lettres classiques, et que je transmets à mes élèves ma passion pour le latin et le grec sans lesquels on ne peut comprendre ni nos langues ni nos cultures, nationale et européenne. Et je n'ai pas attendu cette réforme pour "donner du sens". Or, il n'a échappé à personne que le latin et le grec faisaient partie des cibles favorites de notre ministre et de ses bons petits soldats chargés d'appliquer, à marche forcée, sa réforme visant à "reformater" la pédagogie de tous les enseignants.
Et c'est là la seconde raison. Mes vingt ans de pratique et d'observation m'ont convaincu que la pédagogie, c'est une alchimie individuelle, unique, entre la personnalité de l'enseignant, son savoir et ses élèves. Et cela ne se décrète pas dans un cabinet de ministre, dans un bureau de chef d'établissement ou dans un "conseil pédagogique" qui imposera aux professeurs la "bonne façon" d'enseigner. On nous a même dit qu'il nous faudrait être "interchangeables"…
Troisième raison. Cette réforme a supprimé ce qui fonctionnait, les classes bilangues dès la 6e, dont mes enfants ont bénéficié, pour les rétablir en catastrophe, depuis vendredi, mais de façon très inégale, et surtout à Paris, histoire que la contestation ne s'avise pas d'aller déranger le ministre. Les adeptes de l'égalité sociale et territoriale (y en a-t-il encore à gauche ?) apprécieront.
Quatrième raison. Cette réforme tend, en fait, à généraliser et à imposer des "expérimentations" pédagogiques issues des vieilles recettes pédagos des années 1970 : suppression des notes remplacées par des couleurs ; interdisciplinarité pour tous dès la 5e, grignotant les horaires des disciplines, alors qu'un quart de nos élèves sont en grande difficulté dans ces savoirs fondamentau ; passage en lycée général pour tous, histoire de pousser à l'échec et à la frustration ceux qui n'ont pas acquis ces fondamentaux indispensables pour y réussir… Alors, bien sûr, puisqu'on a cassé tous les thermomètres pour montrer qu'il n'y avait plus de fièvre, on peut afficher des taux de réussite au brevet et au bac en constante progression. Mais qui y croit ?
Cinquième raison. Je fais grève pour les jeunes enseignants, anciens élèves, stagiaires qui me frappent par leur énergie et leur lucidité : ils voient bien que cette réforme refuse de traiter les vrais problèmes (hétérogénéité, harcèlement, nivellement par le bas) et en crée d'autres, tout en soumettant les enseignants à une surveillance accrue de la part de la hiérarchie, chefs d'établissement et inspecteurs. Et beaucoup envisagent très vite une reconversion. C'est un phénomène qui devrait alerter le ministère : que des jeunes gens, brillants et passionnés, en soient déjà là montre l'ampleur du gâchis.
Certes, cette journée ne fera pas reculer les idéologues du ministère, mais le fait que les grévistes se recrutent parmi des gens peu habitués à la contestation, parfois contre l'avis des grandes fédérations, alors que bien des syndicalistes naguère virulents se rangent désormais avec complaisance derrière le ministre, en dit long, ici comme ailleurs, sur l'exaspération multiforme et inédite qui monte.