À l'exception de quelques petites interventions médiatiques, je n'ai pas encore donné mon opinion sur la nomination d'Éric Dupond-Moretti comme garde des Sceaux.

Parce qu'elle a surpris, il fallait attendre.

Parce que j'avais déjà écrit plusieurs billets sur ce formidable avocat - sans cacher mon admiration ni dissimuler mon agacement -, m'en sortant généralement par une pirouette : c'est un ami avec lequel je suis en désaccord sur tout. Ce qui, d'ailleurs, était excessif.

Parce que, pour traiter du ministre, il convenait précisément que j'écarte ce qui relevait de Me Dupond-Moretti et que j'accepte de considérer sans préjugé son rapport avec le poste prestigieux qu'il avait accepté - comme je le comprends ! - malgré son refus ironique et sincère de 2018.

Parce que j'avais à me purger de l'aigreur que j'éprouvais à l'encontre d'un président de la République qui avait eu l'aplomb de promouvoir une personnalité qui, viscéralement et profondément avocat, n'aimait pas les magistrats, l'avait fait savoir assez volontiers et n'était pas appréciée par une majorité d'entre eux. A priori, cette consécration était rien moins que classique - administrer un monde pour lequel on n'éprouve pas d'estime n'est guère facile - et j'ai pu admettre la réaction immédiate de l'USM voyant, dans l'arrivée d'Éric Dupond-Moretti au sein du gouvernement, une « déclaration de guerre » à la magistrature.

Alors que, en revanche, s'étonner du fait que le nouveau ministre allait réunir rapidement tous les procureurs généraux est un reproche absurde.

Parce qu'en même temps, j'avais tenu à séparer cette étrange provocation présidentielle de l'aval que je donnais sans hésitation à cet honneur personnel mérité dont l'intéressé, avec émotion et délicatesse, avait renvoyé la lumière sur sa mère.

Depuis sa nomination, Éric Dupond-Moretti a parlé et agi.

D'emblée - et je récuse par avance le grief de flagornerie, dans mon dernier livre Le Mur des cons et sur ce blog je n'en ai jamais usé à son égard -, on constate l'irruption d'une force, d'une densité dans l'espace politique et dans un univers, place Vendôme, qui, avec Nicole Belloubet, n'avait pas été habitué à une telle affirmation naturelle de soi. Un mélange éclatant d'intelligence évidente et de verbe talentueux.

Ce constat était limpide lors du passage de témoin ministériel entre les larmes de l'une et la sûreté sans ostentation de l'autre.

Lors de sa visite à Fresnes, il a été beaucoup plus applaudi que ses prédécesseurs même si la tradition fait que tous les gardes des Sceaux sont attendus avec l'espérance vite dissipée d'une mansuétude judiciaire.

Éric Dupond-Moretti a bénéficié d'un accueil encore plus enthousiaste, notamment de la part sans doute d'un certain nombre de condamnés dont il avait peut-être fait diminuer la peine requise contre eux. Je ne tirerai aucune conclusion négative de cet émoi, pas davantage que de l'avis peu fiable d'une personne qu'il a fait acquitter et qui nous assure « qu'il sera un très bon ministre ».

En revanche, les propos qu'il a tenus me semblent pertinents et, surtout, inédits. Depuis des années, je prêche dans le désert pour faire comprendre que la seule manière, pour pouvoir améliorer la matérialité et la dignité de l'enfermement, était, en même temps, de relier cet objectif à la considération et à la prise en compte du personnel pénitentiaire. J'ai entendu le ministre développer cette idée et je suis persuadé que ce sera une bonne voie, une voix convaincante. Il n'y a pas d'autre solution pour remédier à un double scandale.

J'ai entendu Éric Dupond-Moretti à l'Assemblée nationale et sa maladresse inévitable et sympathique face à un bizutage à la fois puéril et inévitable m'a touché. Nul doute qu'à l'avenir, il ferraillera autrement et plus rudement !

Le projet qu'il aspire à mettre en œuvre, alors qu'il ne dispose que de 18 mois au plus pour agir, s'attachera au statut du parquet, à la séparation du siège et du parquet - c'est, en effet, fondamental mais je lui souhaite bon courage alors que le corps et ses syndicats, absurdement, ne comprennent pas l'utilité de cette distinction -, à favoriser l'indépendance de la Justice et à - je l'ai entendu - se préoccuper des victimes.

Je ne voudrais pas m'abandonner à la tentation de faire se télescoper mes désirs et ses intentions : je regrette qu'il ne mette pas en cause une instance comme celle du Conseil supérieur de la magistrature, mais j'approuve sa volonté de réfléchir à la définition d'une responsabilité élargie pour les magistrats. Je l'inviterais aussi à proposer un contrôle professionnel plus performant : trop sont surestimés ou sous-cotés parce qu'on ne se soucie pas assez des pratiques et trop de l'écume politico-médiatique.

Il a qualifié son ministère, qui ne sera pas l'instrument d'une « guerre » mais d'un « dialogue », de celui des libertés (pourquoi pas, mais pas que cela, j'espère ?), de l'antiracisme et des droits de l'homme (je m'interroge : il sera bien garde des Sceaux ?).

Il est clair qu'il ne pourra pas mener à terme ce programme trop ambitieux et qu'il devra donc surtout remettre de la sérénité et de la mesure dans le monde judiciaire. Alors que l'avocat brillant et qui se permettait tout était aux antipodes de ces dispositions, le ministre tel qu'il se montre depuis quelques jours, en ayant à l'évidence jeté la partialité obligatoire d'hier pour endosser l'exigeante plénitude d'aujourd'hui et de demain, ne sera peut-être pas mal armé pour restaurer de l'ordre et de la loyauté dans une effervescence judiciaire dépassant de très loin le seul parquet national financier et les avocats.

Sans doute ai-je mal perçu l'apport capital possible d'un Éric Dupond-Moretti comme garde des Sceaux au-delà de l'étonnement guère surprenant suscité par sa nomination ? Au lieu de focaliser sur l'incompatibilité crainte entre l'avocat et le ministre, ne vaudrait-il pas mieux espérer que l'atypisme dévastateur et efficace du premier donne toutes ses chances au second qui sera ainsi pourvu de ce qui a manqué généralement à ses prédécesseurs : le courage politique - il nous a dit qu'il avait confiance dans le président de la République -, la vigueur des idées et le talent pour en débattre et pour convaincre.

Emmanuel Macron a pris des risques et fait un pari. Éric Dupond-Moretti aussi.

En tout cas, ce dernier a bien commencé. Il a déclaré vouloir « garder le meilleur et changer le pire ».

Une fois clairement identifiés, quel magnifique programme !

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11 juillet 2020 à 14:20

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