Le chef de l’État nous a écrit. Thèse-antithèse-synthèse, dissertation de terminale ("phase" terminale, pas "classe") où l’on sent à chaque ligne que la plume est retenue, preuve d’un gros effort pour s’en tenir au français du commun des mortels. Exit le lyrisme et les citations. Sauf que le commun des mortels auquel tout le monde songe aujourd’hui, celui qui découvre la fraternité dans les bidonvilles qui habillent les ronds-points et les péages autoroutiers, ne lira pas la dissertation du Président Macron. Pas plus qu’il n’ira alimenter le débat.

Ces Français-là sont ailleurs, évadés sociaux depuis longtemps ; pas près de renoncer à leurs nouveaux amis ni à la séance récréative et sportive du samedi. D’ailleurs, pour beaucoup, ils n’aiment guère la lecture. Faut-il rappeler cette triste réalité : selon les chiffres d’une enquête de l’INSEE de 2012, "près de 20 % des personnes âgées de 18 à 65 ans résidant en France métropolitaine faisaient face à des difficultés dans les domaines fondamentaux de l’écrit. Parmi les personnes ayant été scolarisées en France, 9 % étaient en situation d’illettrisme, ce qui représentait une population de 3,1 millions de personnes."

L’illettrisme augmente avec l’âge. On lit mal à l’école et plus du tout une fois qu’on en est sorti, alors difficile, pour ceux-là, forcément les plus mal lotis dans l’existence, de lire du Macron dans le texte… Pourtant, toujours selon cette enquête de l’INSEE, 51 % des personnes illettrées avaient, en 2012, un emploi, et 13,5 % étaient en formation.

Voilà qui nous ramène à la petite phrase, insupportée parce qu’insupportable à entendre, du ministre de l’Économie de l'époque, Emmanuel Macron, évoquant les salariées "pour beaucoup illettrées" des abattoirs Gad. La réalité est devenue indicible, du coup, elle nous explose à la figure.

Difficile, en effet, de clarifier ses idées, d’avancer des propositions, de débattre quand on ne dispose pas de "l’appareil intellectuel" pour le faire, comme on dit dans les grandes écoles. Si débat il y a, il sera donc nécessairement porté au mieux par des représentants, et de toute façon suspecté d’être accaparé par "l’élite". Et que fait-on quand on ne dispose pas des mots ? On cogne.

Toulon - samedi avant-dernier, le n° 8 : les gilets jaunes ont mis le feu dans l’avenue d’à côté, furieux de ne pouvoir envahir la gare qu’ils considèrent sans doute comme un temple du capitalisme. On en a retenu un incident majeur, une bavure honteuse : un flic a tabassé un gilet jaune. La vidéo fait le tour du monde. La police des polices fait son office. Les incendiaires sont en cavale.

Huit jours ont passé. Ce samedi n° 9, les gilets jaunes sont revenus sur le boulevard, sous mes fenêtres. Ils ont monté des barricades au carrefour. Beaucoup étaient casqués, équipés, outillés, le visage masqué par un foulard et la capuche sur la tête. De ma fenêtre, j’en regardais quelques-uns sortir leur matériel pour allumer le feu. Projectiles et insultes à l’attention des policiers qui faisaient face : "Bandes d’enculés !", "Fils de putes !", "On va tous vous niquer !", etc.

Hier, les gilets jaunes faisaient la circulation à l’entrée de l’autoroute de Nice. Ce sont eux qui décident qui peut ou ne peut pas passer. J’entends, aujourd’hui, que l’A62 est fermée au péage de Toulouse-Nord. "On veut bloquer l’économie du pays", dit un leader (?) au micro de RTL. Tout cela porte un nom : ça s’appelle de la prise d'otage.

Un proche – militant syndicaliste et socialiste pendant des décennies, électeur de Hollande, puis de Macron – me rapporte, totalement désemparé, cette question de sa voisine :
"Tu y vas, toi, aux gilets jaunes ?
– …
– Moi j’y vais parce qu’y sont contre tout."

Bien au-delà des arguties politiques des uns et des autres, la voilà, la véritable impossibilité du débat.

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15 janvier 2019 à 9:19

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