Les torrents de saletés déversés comme une boue mais il ne faut pas céder !

Je ne m'en cache pas, mon titre est directement inspiré de l'excellente analyse de Saïd Mahrane répondant à cette interrogation : "Savons-nous encore débattre ?" (Le Point). Rien n'est plus passionnant que le débat, l'authentique échange contradictoire des idées, des humeurs et des sentiments, l'affrontement courtois des pensées et des intelligences. Il y a des pistes qu'emprunte Saïd Mahrane qui sont en effet pertinentes.

La principale est explicitée par Régis Debray, pour qui "la brutalisation des impatiences, l'exagération dans l'invective, l'infinie grossièreté et l'inculture" ont changé la donne. Il souligne aussi, ce qui est capital, que "l'affrontement ne suppose pas une longue préparation mais une longue scolarité".

Ce dernier point est fondamental. À cause d'un langage de plus en plus pauvre et qui, par compensation, se flatte de sa médiocrité. À cause, aussi, d'un défaut criant d'information pluraliste, qui ne fait plus vraiment advenir des répliques mais des éructations, non plus des réponses mais des haines, des crachats et des inepties. Le seul ressort de certains est la vitupération qui doit se passer, pour être ressentie avec une volupté aigre, de toute base factuelle ou objective.

Sur Twitter, cette dérive est effrayante. Pour prendre l'exemple de Nicolas Sarkozy, qui a été ces derniers jours dans la tourmente avec sa garde à vue et sa mise en examen, je conçois tout à fait qu'on dénie la validité de mes points de vue, même qu'on m'accuse de partialité, mais à condition que soi-même on ne soit pas enfermé dans une inconditionnalité totalement ignorante qui n'a pour argument que le soutien systématique à l'ancien Président mythifié par la nostalgie. Je sais ce que je lis puisque je réponds à tout mais souvent en pure perte tant, à quelques exceptions près, le bonheur est de haïr celui qui s'exprime plutôt que de battre en brèche le fond de son propos. Les torrents de saletés déversés comme une boue, mais il ne faut pas céder ! Refuser si peu que ce soit de succomber à la moindre vulgarité de la forme.

Sans doute y a-t-il d'autres explications à ce tarissement du débat pur. Notamment que ce dernier n'est pas perçu par beaucoup comme une chance mais comme une entrave à un désir de demeurer seul dans sa conviction et ses préjugés.

La passion d'une globalité confortable qui n'oblige pas à discriminer dans son esprit la règle et l'exception, le général et le particulier a trop souvent pour conséquence la répudiation de la nuance, du velours qui vient adoucir le raide de l'affirmation brute, de la finesse et de cette ouverture qui peut laisser heureusement une place à la parole du contradicteur. Il convient également - ce n'est pas simple - d'octroyer presque plus de prix à l'autre et à son apport, même si on le discute, qu'à soi et à son impérialisme autarcique.

Le débat dans son essence, pour espérer sa plénitude, nécessite aussi (ce qu'on oublie trop souvent) des espaces et des mondes de tous registres : pas seulement trois penseurs de même tonalité qui se battent en duel mais, au contraire, un pluralisme antagoniste, divers et contrasté.

La liberté d'expression, le respect d'autrui, le plaisir de l'effervescence intellectuelle, le goût du pluralisme, l'irrigation par une culture générale constituent autant de données et de dispositions dont l'incarnation me comble partout où le débat est offert, dans tous les espaces où il prospère.

Ainsi, pour répondre à l'interrogation sur qui sait encore débattre, je crains de devoir manifester plus d'inquiétude que d'optimisme. Le débat est en perte de vitesse parce que ce dans quoi il devrait s'insérer naturellement est en délitement. L'intelligence, le langage, la curiosité, l'urbanité, notre société qui va de plus en plus au moins complexe, au plus simpliste.

Philippe Bilger
Philippe Bilger
Magistrat honoraire - Magistrat honoraire et président de l'Institut de la parole

Pour ne rien rater

Les plus lus du jour

L'intervention média

Les plus lus de la semaine

Les plus lus du mois