Les gentils ont gagné contre les méchants. La justice est passée, l’ordre international a parlé. Et c’est en prison que Ratko Mladić, le « boucher serbe », devrait passer les quarante prochaines années.

Serge Brammertz, procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, admet : "La justice ne permettra pas à elle seule une réconciliation qui doit venir de la société civile." Vraiment ? Cette guerre civile a embrasé la Yougoslavie presque dix années durant, de 1990 à 2000, en comptant large. Soit le premier conflit intereuropéen, moins d’un demi-siècle après la Seconde Guerre mondiale. Une tragédie survenue dans un pays pas exactement comme les autres.

En effet, cette terre est au cœur de multiples lignes de partage. Entre Orient et Occident. Entre chrétienté et islam. Entre christianisme et orthodoxie. Comme une sorte de nœud ancestral. De clef, aussi, permettant aux Turcs de faire une entrée fracassante en Europe ; une marotte, déjà. S’ils réussissent ce tour de force, c’est grâce - ou à cause - des Bosniens. À l’origine, des chrétiens, mais bogomils, sorte d’équivalent chrétien des yazidis musulmans ; des manichéens, pour faire bref. Qui, à ce titre, sont persécutés en tant qu’hérétiques, à la fois par Rome et Constantinople.

Les Ottomans achètent leur neutralité contre protection, d’où leur conversion de surface - premier traumatisme. La Serbie tombe - deuxième choc. Et, curieusement, l’envahisseur s’arrête aux portes de Zagreb, la place forte croate - troisième coup dur. Les Bosniens tenus pour traîtres, les Croates pour fourbes – ont-ils négocié avec les Turcs ou non ? – et les Serbes devenus héros des Balkans, le cocktail est prêt à servir. Les Empires austro-hongrois et ottomans permettent de visser le couvercle sur la bouilloire, tandis que le maréchal Tito, Croate asseyant son autorité sur la soldatesque serbe, maintient le tout à feu doux. Puis la chute de l’URSS et de tout ce qui s’ensuit : le retour de cette Histoire s’obstinant à souffler contre le vent d’une autre Histoire, celle du communisme.

Dans le registre de la psychose collective, ce conflit aura été la porte ouverte à toutes les dingueries. Les catholiques qui défendent les Croates parce qu’ils sont catholiques, les orthodoxes qui soutiennent les Serbes parce qu’ils sont orthodoxes et les musulmans qui viennent au secours des Bosniaques parce qu’ils sont musulmans. Peu au fait des tocades de leurs fan-clubs respectifs, les Croates s’allient avec les Bosniaques, avant de se retourner contre ces derniers, ayant conclu un pacte de dernière minute avec les Serbes.

Voilà pour les réactions épidermiques et militantes. À plus haute échelle, Washington pousse les Bosniaques et les Croates contre les Serbes, contrecarrant ainsi les Russes tenant ces derniers pour alliés historiques. Sur place, on perd la vie. Ailleurs, c’est la raison qui s’égare.

Si la guerre est la pire des choses, la guerre civile est manifestement la pire des guerres. Crimes de guerre ? La guerre est un crime en soi ; alors, les crimes des uns et des autres… Ratko Mladić est-il coupable ? Bien sûr. Coupable d’avoir fait la guerre. Coupable des massacres de Srebrenica ? Sans nul doute. Mais pas plus coupable que ceux s’étant rendus coupables d’autres massacres tout aussi terribles. Relativisme ? Certes, mais en la matière, tout est relatif : les balles fauchent ceux qui s’agenouillent aussi durement que ceux qui se prosternent. Les Croates et les Serbes ne se battaient pas à coups de chapelets, pas plus que les Bosniaques ne montaient au combat en brandissant des tapis de prière. Si l’on punit l’un, il faut aussi que tous les autres soient condamnés. La justice se rend d’un bloc et non point en pièces détachées.

Que le lecteur me pardonne ce fameux « je » haïssable sous la plume d’un journaliste, mais les hasards de la vie ont fait qu’il y a deux ans, j’ai eu l’occasion de longuement pérégriner en ces contrées et de m’entretenir avec des anciens combattants de tous bords. S’ils n’ont rien oublié, la majeure partie d’entre eux a pardonné les offenses mutuelles.

L’actuel apaisement est certes fragile mais réel : de l’avis général, mieux vaut une mauvaise paix qu’une bonne guerre. Est-ce à une justice de fantoches, cette fameuse « communauté internationale » (les États-Unis et leurs alliés) de leur apprendre ce que c’est que d’être tombés en héros et de vouloir continuer à vivre en hommes ? Non. Pas à eux. Surtout pas à eux, tant il est vrai que ce n’est pas à Marcel Petiot de donner des leçons de maintien à Marc Dutroux.

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23 novembre 2017 à 19:03

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