Vladimir Fédorovski est l’auteur russe le plus édité en France. Ancien conseiller diplomatique de l'ambassade d'Union soviétique à Paris de 1985 à 1990, promoteur de la perestroïka et témoin des grands événements du XXe siècle, il vient de publier Poutine de A à Z (Éd. Stock, 2017).

Vladimir Poutine était reçu par Emmanuel Macron à Versailles ces derniers jours. Quel regard posez-vous d’abord sur cette visite ?

Je suis assez positif par rapport à cette visite parce que le mot « désescalade » a enfin été utilisé. Nous étions allés trop loin dans l’escalade : Obama avait même été jusqu’à dire que la Russie était un pays qui ne valait rien, ce qui relève à mon avis du racisme. Mais au-delà, ce genre de phrase révèle l’ambiance qui régnait entre l’Europe et la Russie : exécrable.
L’élection de Donald Trump changeait un peu les choses, mais s’est ajoutée cette controverse née de l’idée que le nouveau président des États-Unis serait un agent de Vladimir Poutine.

Le problème de ces polémiques, c’est qu’elles reposent sur des mensonges auxquels tous finissent par croire, à commencer par ceux qui les propagent.

Il fallait donc un déclic pour revenir à la réalité et ce n’était pas facile pour Emmanuel Macron, qui a été à la fois le candidat du politiquement correct et celui de la presse. Je dirais même qu’il fallait un certain courage dans ce contexte.

Que faut-il, selon vous, retenir de cette rencontre ?

Emmanuel Macron a joué sur les symboles pendant cette visite. Il a choisi un très beau symbole et un prétexte en or avec cette exposition sur Pierre le Grand. Cette figure de l’Histoire russe est très significative, en l’occurrence, aussi bien pour les Russes que pour les Français. Pierre le Grand a été un symbole d’occidentalisme, il avait travaillé au rapprochement avec l’Europe.

Je craignais plus que tout la rupture définitive entre l’Europe et la Russie, ce contre quoi avait déjà lutté Pierre le Grand voilà trois cents ans.

Je parle de rupture à cause des sanctions, évidemment, mais également parce qu’une partie des Russes ne veut plus entendre parler de l’Europe. Ce n’est pas vraiment l’avis de Poutine, mais certains pensent, en effet, que l’Europe a vendu son âme au diable, qu’elle rejette son identité, qu’elle s’islamise très rapidement et qu’il n’y a donc plus rien à faire avec elle.
Si cela m’inquiète, c’est parce qu’il n’est dans l’intérêt de personne que la Russie tourne le dos à l’Europe pour renforcer ses liens avec la Chine : cela pourrait provoquer un bouleversement grave des équilibres dans le monde.

Cette visite est donc l’occasion pour Vladimir Poutine d’envoyer également un message aux Russes qui ne veulent plus de l’Europe.

Et la France a-t-elle alors un rôle particulier ?

Bien sûr, parce que c’est le pays d’Europe le plus russophile, tous les sondages le disent.

Aux élections, trois quarts des Français étaient favorables au rétablissement d’un vrai dialogue avec la Russie : ce sont tous ceux qui ont voté pour Marine Le Pen, François Fillon ou Jean-Luc Mélenchon. On comprend donc qu’Emmanuel Macron ait fini par prendre en compte l’opinion publique et cette visite le servait sur le plan de la politique intérieure.

Du côté de Vladimir Poutine également. Il y a, l’année prochaine, des élections auxquelles il se représente et il ne pourra pas jouer sur la politique intérieure uniquement. Comme il existe des Russes qui délaissent l’Europe, il en existe aussi - surtout parmi les jeunes - qui travaillent avec l’Europe, y vont pour leurs études, la connaissent bien et l’apprécient. Il était important que Vladimir Poutine leur envoie aussi un message.

Finalement, Vladimir Poutine répond ainsi à ses détracteurs qui l’accusaient d’avoir « isolé » la Russie ?

Exactement. Ce reproche ne correspondait à rien en réalité puisque la Russie est quand même alliée à la Chine, à l’Iran, à la Syrie… Mais Versailles est une image éclatante contre cette accusation illégitime.

On a pu également constater un changement de ton sur le dossier syrien de la part de la présidence française… Pensez-vous qu’un accord puisse finalement être trouvé un jour ?

Il est clair que le Président français, de manière générale, renoue avec un discours plus pragmatique que son prédécesseur. D’abord parce que ce rapprochement avec la Russie est dans l’intérêt de la France.

Qu’on me prouve que le rééquilibrage de la Chine et de l’Europe en faveur de l’Europe n’est pas dans l’intérêt français.

Qu’on me prouve que la France n’a pas intérêt à jouer un rôle actif avec la Russie (dans la tradition de De Gaulle à Mitterrand).

Qu’on me prouve que la France n’ait pas intérêt à revenir dans le jeu pour ne pas se laisser écraser économiquement par l’Allemagne.

Ce rapprochement, même avec quelques désaccords, est une nécessité et la France a tout intérêt à reprendre sa place sur le dossier syrien. D’ailleurs, Macron l’a lui-même reconnu : la France était absente et il est temps qu’elle revienne sur scène.

Et concrètement ?

Il est dans l’intérêt de tout le monde d’élargir la coalition qui lutte aujourd’hui contre l’État islamique. On ne peut pas indéfiniment combattre aux côtés de l’Arabie saoudite et du Qatar contre l’islamisme alors que chacun sait pertinemment le rôle qu’ils jouent dans son expansion.

Sur le conflit syrien lui-même, j’ai longtemps été diplomate et je peux vous l’affirmer : il y a beaucoup moins de contradictions qu’on ne le pense ou ne le dit.

Vous savez, Poutine était furieux après l’utilisation des armes chimiques et il n’a pas semblé gêné du tout que le Président français appelle à une « riposte » en cas d’utilisation de ces dernières. Il a simplement précisé qu’il fallait riposter d’où que viennent ces attaques. Sous-entendu, bien sûr, des islamistes eux-mêmes.

Cette ligne rouge n’est absolument pas un point de désaccord entre les deux pays.

Les deux présidents ont également parlé de la lutte contre le terrorisme comme d’une priorité. C’est ce qui réussit à réunir les deux pays aujourd’hui, selon vous ?

C’est ce qui doit les réunir en tout cas, oui. La guerre mondiale contre l’islamisme a commencé et ce sera une guerre longue.
La question n’est donc pas la personne de Poutine, de Hollande ou de Macron mais les intérêts nationaux qui dépassent ceux qui les servent. Or, les intérêts nationaux français ou russes exigent que les gens conscients du danger travaillent ensemble et établissent cette lutte comme la priorité, en effet.

Il s’agit simplement de bon sens, en l’occurrence : les islamistes tuent nos enfants. Et, qu’on le veuille ou non, la Russie et l’Europe ont des affinités civilisationnelles évidentes qu’il faut défendre d’une part, et la Russie est en outre un acteur incontournable en Syrie. Il est bon de l’accepter et de cesser de raconter absolument n’importe quoi.

Que voulez-vous dire ?

La presse s’est amusée à raconter que Poutine était un dictateur qui soutenait donc naturellement un autre dictateur, c’est n’importe quoi !

La Russie se protège en Syrie, comme le fait la France. Damas est à 600 kilomètres seulement de la frontière russe. Si Damas tombe entre les mains d’Al-Qaïda, c’est un bouleversement dans le monde entier.

Seuls les gens irresponsables comme il en existe en Occident ne se soucient pas de ça, en préférant réclamer la chute de Bachar el-Assad sans alternative à proposer.

Il faut donc trouver une solution politique en Syrie.

Même chose avec l’Ukraine, d’ailleurs. Il faut que tout le monde se calme et travaille à éviter la confrontation. L’Ukraine peut jouer le rôle de trait d’union entre l’Europe et la Russie, et c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Le pragmatisme l’impose, espérons qu’il soit bon guide dans les nouvelles relations entre ces deux pays.

Propos recueillis par Charlotte d’Ornellas

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01 juin 2017 à 17:23

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