On traite du mouvement des gilets jaunes comme d’un événement nouveau et imprévisible.
C’est, il est vrai, une révolte inexplicable, si l’on se place dans l’optique des mouvements revendicatifs traditionnels. Ni programme rationnel, ni objectifs atteignables, un catalogue de demandes contradictoires ! Les inspecteurs des finances ricanent, les experts se lamentent ! « Le peuple vote mal, changez le peuple », disait Bertolt Brecht.

« Méli-mélo », absence de rationalité, ce mouvement n’est sûrement pas la révolution que voudraient y voir nombre de politistes, il s’inscrit dans la continuité de la secessio plebis , cette fracture entre les élites, qui ont le pouvoir de dire et de faire, et le peuple, qui comprend que nous avons changé d’époque mais ne trouve pas les mots pour le dire.

Désaffection du « peuple » par rapport aux élites : développement de l’abstention aux élections . Mais, plus souterrainement, la perte de confiance dans les médias, la faillite de notre système d’éducation nationale à socialiser les jeunes, la perte de sens du travail dans le service public. En bref : révolte du peuple !

Le mouvement des gilets jaunes a, en quelque sorte, mis en scène cette aporie du système social et politique issu du XVIIIe siècle. Nous changeons d’époque et nos vieux schémas d’explication et d’intervention ne fonctionnent plus.

Il n’y a pas de portrait moyen du « gilet jaune ». Casseur ou pacifique, gauche ou droite, radical ou modéré ? Ce qui les lie est la défiance envers les autorités. Le dégagisme qui a porté le président à l’Élysée lui est renvoyé en pleine gueule !

La forme de la contestation des gilets jaunes reflète au mieux le changement d’époque qui est le nôtre, la sortie du modèle de vivre ensemble hérité de la Révolution française et des acquis sociaux des siècles passés.

Alors que, dans les siècles passés, la solidarité était nationale et, je dirais, uniforme, aujourd’hui, nous assistons à un fractionnement de cette unité nationale. Ces mouvements de contestation locaux, qui se développent grâce à l’aide des réseaux sociaux, loin d’être individualistes, manifestent seulement la fin de l’idéal démocratique dans lequel l’individu libre de toute appartenance corporative n’était lié aux autres que par le biais du contrat (le fameux contrat social), c’est-à-dire les lois étatiques.

Les gilets jaunes montrent le surgissement de multiples communautés, parfois éphémères, parfois plus pérennes, s’agrégeant non pas sur un projet ou un programme commun mais dans le partage d’émotions, dans ce que j’ai appelé des "communions émotionnelles".

C’est cela que le pouvoir peine à entendre, englué qu’il est dans des raisonnements et des stratégies technocratiques.

Il y a, bien sûr, quelque chose de tragique dans ce mouvement qui contient en lui-même l’absence de solution. Mais il y a aussi une grandeur dans la construction, lieu par lieu, de ces identités communautaires, « tribales » pourrait-on dire.

Le rôle du pouvoir est non pas d’empêcher cette expression, ni de l’arrêter à tout prix, mais de respecter cette parole maladroite et éruptive en produisant, avec elle, à partir d’elle, les paroles qui faciliteront le vivre ensemble ici et maintenant.

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05 décembre 2018 à 16:46

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