« Malgré tout, les groupes armés sont toujours à proximité ; nous restons à portée de tir »

Pierre Le Corf vit à Alep. Il évoque la situation là-bas, dont la réalité est parfois bien différente de notre perception d'Occidentaux.

Pierre Le Corf, vous êtes un humanitaire français. Vous êtes installé à Alep depuis un peu moins de deux ans. Vous avez été un témoin privilégié des nombreux conflits, combats et bombardements qui ont eu lieu dans cette ville opposant notamment le régime de Bachar el-Assad aux groupes de rebelles et au groupe État islamique. Quelle est la situation à Alep aujourd'hui ?

La situation s'est stabilisée.
Le centre-ville a été libéré, c'est-à-dire que les terroristes ont été déplacés à 3 km d'ici. La plupart des quartiers de la ville sont néanmoins encore à portée de tir.
On continue de recevoir des roquettes et des mortiers sur beaucoup de quartiers.
Malgré tout, la situation est totalement différente par rapport à avant.
Rien qu'ici, dans le quartier où je suis maintenant, il y avait une trentaine de mortiers tous les jours.
Dire qu'on est heureux de recevoir seulement 10-15 mortiers par jour sur la ville aujourd'hui peut paraître étrange, mais c'est une réalité.
Malgré tout, les groupes armés sont toujours à proximité et nous restons à portée de tir.

Quand vous dîtes les groupes armés, clarifions un peu les choses. Vu d'Occident, trois groupes s'affrontent en Syrie. Il y aurait l'armée de Bachar el-Assad, Daech et les groupes rebelles syriens. C'est bien cela ?

Cette vision est assez drôle, entre guillemets, et j'aimerais préciser quelques éléments.
Quand on parle de l'armée de Bachar el-Assad, la plupart des soldats sont des gamins qui font leur service militaire. Il n'y a pas d'armée de Bachar el-Assad en tant que telle. Ici, il s'agit de l'armée syrienne. C'est un point important.

Du côté des forces rebelles, en revanche, il faut préciser que s'il existe bien une opposition non armée sur le terrain qui n'aime pas le gouvernement, elle représente une stricte minorité.

Tous les groupes qui portent des armes sont des groupes terroristes islamiques. Je souligne le mot "islamique". En effet, il ne s'agit en aucun cas d'une révolution pour la liberté. Il s'agit d'une révolution islamique.
La plupart des groupes armés de Daech ont été expulsés de la ville depuis longtemps. Il reste encore des poches en périphérie dans la province d'Alep qui sont très limitées.

Mais, encore une fois, le vocable Daech est une sorte de porte-drapeau de la lutte contre le terrorisme. C'est devenu le joker que tout le monde utilise, à tel point qu'on finit par effacer des groupes dix fois plus nombreux et dix fois plus dangereux. Ils sont ici et sont les mêmes qui produisent des attentats sur notre territoire en France.

J'ai, par exemple, trouvé une brochure il n'y a pas longtemps, à l'est d'Alep, qui vantait la réussite de l'attaque du Bataclan, cette "bataille contre les homosexuels français et contre ce pays de la perversion". Ce sont des rebelles que nous avons soutenus qui ont écrit cela.

Des médias vous ont souvent accusé d'être victime de la propagande pro-Bachar el-Assad et d'être devenu un lobbyiste français du régime de Bachar el-Assad. Que répondez-vous à cela ?

Tout d'abord, je suis un citoyen français. Je n'ai rien à voir avec ce pays et je n'ai rien à gagner ici. Je suis venu pour continuer une action humanitaire que je menais dans d'autres pays avant. Quand je suis arrivé, personne ne parlait de la partie ouest d'Alep. Elle était composée de 1,3 million de personnes, quand la partie est dont tout le monde parlait était peuplée de 130.000 personnes.
Je ne dis pas qu'une partie a plus d'importance qu'une autre, mais tous les citoyens du côté ouest d'Alep avaient été effacés par la propagande de guerre, alors qu'ils étaient constamment bombardés.
Je n'ai pas les mots pour décrire ce qui s'est passé ici et l'enfer que cela a été. Nous avons été continuellement bombardés. Beaucoup de gens sont morts. On ne savait pas si nous allions rentrer en vie le soir.
C'est très difficile à exprimer.
85 % de la population de l'est a rejoint l'ouest volontairement.
Si les gens pensent, aujourd'hui, que simplement transmettre la réalité de la majorité de la population syrienne, défendre la vie des gens ici qui vivaient sous la mort au quotidien, c'est être un propagandiste, pro-ceci ou pro-cela, ils n'ont pas compris quelque chose à la guerre.
Il s'agit principalement d'humains qui en payent le prix.
Ce n'est pas de la politique. C'est d'abord dénoncer quelque chose qui se passe et que tout le monde efface dans un objectif de manipulation de l'opinion publique.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/01/2020 à 20:54.

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