L’autre jour, en accompagnant ma fille de huit ans à l’école, dans la vieille rue piétonnière où nous habitons, je l’entends compter tout haut :
"27…28…29…
– Qu’est-ce que tu comptes ?
– Les zombies, papa, regarde, y en a partout !
– Les zombies ? Quels zombies ?
– Mais oui, tu vois, tous ces gens qui marchent en regardant leur smartphone avec des écouteurs dans les oreilles… ils ne te voient pas et ne t’entendent pas, un peu comme des zombies."

La remarque de ma fille est pleine de bon sens.

Qu’est-ce qu’un zombie ? Un mort-vivant, un être qui est mort pour ce monde mais vivant pour un autre monde.

Ou bien faudrait-il parler de cyborgs, d’organismes cybernétiques, humanoïdes à qui on a greffé une machine.

On vit une époque fantastique : une start-up américaine, Dopamine Labs, composée de brillants neuroscientifiques et neuro-économistes, développe en ce moment, dans un garage, des systèmes pour rendre les applications pour smartphone plus attractives et, surtout, plus « addictives »[ref]"Envoyé spécial", L'Addiction aux écrans - héroïne numérique, 18 janvier 2018 (France 2)[/ref]. En quelque sorte, des pompes à dopamine. Voilà qui nous rappelle étrangement le « soma » de Huxley dans Le Meilleur des mondes.

Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook, fait cet aveu incroyable lors d’une interview[ref]ibid.[/ref] : "Les gratifications en boucle à base de dopamine que nous avons créées sont en train de détruire la société… Je n’utilise pas cette merde et j’interdis à mes gosses d’utiliser cette merde."

Cette illusion de vie sociale, un poète et vidéaste anglais, Gary Turk, en a fait un clip magnifique. Sa vidéo sur YouTube, intitulée « Look Up » (« Levez les yeux »), a été vue plus de 60 millions de fois. Traduit dans plusieurs langues, le clip de cinq minutes commence ainsi : "J’ai 422 amis et pourtant je suis seul. Je parle avec chacun d’eux tous les jours, et pourtant aucun d’eux ne me connaît vraiment." Le message est simple : Look up, levez les yeux. Arrachez-vous de vos écrans. Sur une musique lancinante, les images défilent sur le poème façon slam. Il traduit le malaise d’une génération « Y » qui n’est pas comblée et s’enfonce dans un paradoxe dont le constat est cruel : les réseaux dits « sociaux » accentuent la solitude.

Il importe peu, finalement, de savoir si tous ceux qui marchent dans la rue, scotchés sur leur smartphone, sont tous connectés sur Facebook. En revanche, on peut s’interroger sur leur comportement et se référer au célèbre éthologue Konrad Lorenz.

Celui-ci rangeait la promiscuité due au surpeuplement des grandes villes parmi "Les huit péchés capitaux de notre civilisation" (1973). Il affirmait : "Celui qui veut encore éprouver pour ses semblables des sentiments chaleureux et bienveillants est obligé de se concentrer sur un petit nombre d'amis. Car nous sommes ainsi faits qu'il nous est impossible d'aimer l'humanité entière, quel que soit le bien-fondé de cette exigence morale. Nous sommes donc tenus de faire un choix, c'est-à-dire de “tenir à distance”, émotionnellement, beaucoup d'autres êtres certainement tout aussi dignes de notre amitié. “Not to get emotionally involved” est l'un des premiers soucis de beaucoup d'habitants des grandes villes."

L’éthologue aurait été loin d’imaginer que nous pourrions, un jour, avoir dans notre poche l’outil idéal pour favoriser ce détachement émotionnel.

Je parlais, dernièrement, de la grande misère des grandes surfaces. Il y a une autre grande misère : celle de la société des écrans et de la névrose qu’elle génère : l’hypertrophie du moi[ref]Lire, à ce sujet, l’excellent article de Clotilde Leguil, psychanalyste et philosophe, "Nous vivons à l’ère d’une hypertrophie du moi", Le Monde, 28 juillet 2017[/ref].

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25 février 2018 à 18:50

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