Le grand cinéaste italien Bernardo Bertolucci vient de mourir. Il avait dit un jour : "Je tourne chaque film comme si c'était le dernier."

Je rapproche cette pensée de celle, très belle, de Scott Fitzgerald qui avait affirmé qu'"écrire, c'était tout dire dans chaque paragraphe avant de mourir".

L'art, une lutte contre la mort, une course de vitesse pour conquérir l'éternité avant de disparaître.

Les mots de l'art : une profondeur sans pareille, une lucidité pour révéler à la fois la fragilité et l'espérance de durer.

Les mots de la politique.

La vulgarité de l'esprit partisan. Le vertige dangereux suscité par l'ivresse de son propre talent.

Benjamin Griveaux, trop raffiné pour comprendre le peuple et ne pas s'en moquer. Trop formaté pour ne pas assimiler les gilets jaunes qui crient "On est chez nous" à une "extrême droite très identitaire". On sent son soulagement : par des mots et des qualificatifs qui le rassurent, il a bien rangé le tumulte, la révolte et la colère dans des cases. Bref, il n'a rien appréhendé de la singularité de ce mouvement. J'espère que le président de la République fera mieux.

Il n'aura pas de mal à faire oublier Christophe Castaner, qui a usé d'une parfaite caricature du langage politique quand il a énoncé des contre-vérités sur l'ultra-droite et sur l'ultra-gauche, puisque aucune des personnes interpellées le 24 novembre n'appartenait à l'une ou l'autre de ces mouvances.

Les mots de la politique constituent trop souvent une politique perverse, tendancieuse et, en définitive, dévastatrice des mots. Le mensonge est renvoyé comme un boomerang vers le locuteur de mauvaise foi.

Gérald Darmanin, c'est autre chose. Bien sûr, aussi, les mots de la politique, mais surgis d'une vive intelligence avec une sorte de gourmandise, de délectation et d'imprudence. On devine la personnalité douée pour l'oralité et qui, à force, s'abandonne au pur plaisir des mots, de la foudre qu'ils portent en eux, de l'allégresse qu'ils font naître chez celui qui les prononcent. La saillie sur les restaurants à 200 euros est pour le moins maladroite, inadaptée : elle révèle que le ministre qui exploite à outrance ses origines modestes les a, en réalité, oubliées. Les vraies gens ne sont plus comme lui.

Quand il profère cette absurdité sur la "peste brune", il se laisse aller avec délice, sans réfléchir, à l'extrémisme idéologique et historique du trait accompagné par le contentement d'un verbe qu'il ne gouverne plus, tellement il est persuadé qu'il a du talent et de la vivacité et qu'ainsi, on lui pardonnera tout.

Gérald Darmanin devrait, avant de parler avec un débit impressionnant, s'interroger une seconde sur la validité de ce qu'il formule. Le plaisir des mots, ses mots lui font plaisir. Mais, ensuite, le pouvoir et lui-même paient les mots cassés.

Je pourrais ajouter son tweet sur le débat au Sénat qui a entraîné une suspension de trois jours de la part de la haute assemblée. Mais je veux bien admettre qu'aussi polémique qu'ait été la charge, elle relève encore d'une tonalité politique et qu'elle n'a pas été totalement soumise à la subjectivité brillante et acide d'un verbe trop content de soi.

Les mots de l'art pour mettre la mort et son dépassement au cœur des œuvres.

Les mots de la politique pour malheureusement s'obstiner à fuir la vérité. Soit parce qu'on est trop habitué à travestir le réel. Soit parce qu'on s'aime trop.

L'art des mots, un rêve, une exigence, une éthique, un talent. Je suis obligé de constater que, dans notre monde, cela fait beaucoup pour un seul être !

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28 novembre 2018 à 10:30

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