Jean Piat, qui vient de nous quitter à l’âge plus que respectable de 93 ans, aura vécu heureux. Nul doute qu’il n’est donc pas mort malheureux. Jean Piat, c’était une certaine idée de la France, que d’aucuns tiendront pour désuète, surtout en notre époque de « hype » et de « buzz », mais qui n’a pas fini de résonner en nos cœurs et nos mémoires.

Pierre Robin, mon estimé confrère – nous avons ferraillé de concert au Choc du mois première période, ce qui ne rajeunira personne ; c’était il y a plus de trente ans –, a, comme toujours en matière de mélancolie distinguée, eu les mots justes pour résumer la carrière du disparu : « Jean Piat reste l’homme de deux séries populaires mémorables : Lagardère, dans le Lagardère de Jean-Pierre Decourt (1967). Et puis bien sûr Robert d’Artois, géant picaresque, tonitruant et cruel en ensemble rouge sang, et on peut dire personnage le plus attachant – quoique méchant – de la fameuse adaptation (1972) de Claude Barma des Rois maudits de Maurice Druon, une vraie réussite de la télé pompidolienne. »

C’était, effectivement, l’époque durant laquelle la télévision publique œuvrait pour le public, cherchant à l’élever et non point à l’abaisser. "O tempora, o mores". Mais Jean Piat, ce n’était pas que ça ; qu’on en juge. Admis au Conservatoire d’art dramatique en octobre 1944, il entre à la Comédie-Française trois ans plus tard. Il y reste un quart de siècle, y joue plus de cent pièces, avant de décider que son heure est peut-être un peu passée. Cité par Le Figaro, il explique : « J’étais membre du comité administratif qui décidait des départs prématurés de comédiens à la retraite. Je me suis dit qu’il fallait que je quitte la maison avant qu’on me remercie. » L’élégance, toujours.

Jean Piat estimait être de « l’école de Louis Jouvet ». On a connu pire magistère, sachant qu’entre autres interprétations magistrales, Jouvet restera dans les mémoires comme le professeur du sublime Entrée des artistes, de Marc Allégret. Comment oser se risquer sur les planches si l’on n’a pas vu ce film ? Jean Piat en avait fait l’un de ses viatiques.

À propos de cinéma, on notera que, de manière pour l moins inexplicable et inexpliquée, l’industrie du septième art n’a fait appel à ses services qu’en de trop rares occasions ; moins d’une vingtaine de films, la plupart anecdotiques. Nonobstant, son inimitable voix suave, au phrasé parfait, fut notoirement utilisée par deux fois, et pas des moindres. Ainsi fut-il celle de Peter O’Toole dans le Lawrence d’Arabie de l’immense David Lean et celle de Ian McKellen, le Gandalf du Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien, sublimement mis en scène par Peter Jackson, la transposition à l’écran dépassant parfois le matériau littéraire d’origine. Pas mal.

Mais Jean Piat, au-delà de la voix, c’était aussi un physique, façon chéri de ces dames. La seule fois où je l’ai croisé, c’était à la fin des années 1980. Il signait l’un de ses ouvrages à la Fête de Radio Courtoisie, ce qui en disait long sur son ouverture d’esprit en matière politique. Devant son stand, une horde de dames, tous tailleurs Chanel et colliers de perles brandis, faisait la queue, pis que des midinettes. Devant ses yeux au bleu envoûtant, ses manières à l’ancienne, elles fondaient, telles des glaces à deux boules oubliées dans un four à pain.

Le très pince-sans-rire Jean Madiran, alors directeur du quotidien Présent, en était visiblement agacé, surtout lorsque constatant que son accorte épouse, elle aussi, faisait la queue, histoire de se voir honorée de quelques mots doux en forme de dédicace. « Mais qu’est-ce qu’il a donc de plus que les autres, ce Jean Piat ? » Et madame Madiran de répondre à son mari, le regard dans les étoiles : « Il “est” Jean Piat, tout simplement… »

Ce n’était manifestement pas donné à tout le monde.

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19 septembre 2018 à 14:10

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