Écume délaissée d’une actualité incontinente et vaine, peu intéressante, périssable sitôt publiée, oubliable à peine lue, jetable comme tout le reste, comme tout ce que génère notre hyper-société postmoderne et libérale avancée.

Grave erreur ! Sous l’écume se terre et travaille la lame de fond qui en dit bien plus long que le sac et le ressac des vagues incessantes de notre médiocrité s’échouant sur les récifs de notre époque fièrement allongée sur son néant. Ainsi a-t-on incidemment appris que « les selfies ont tué 259 personnes entre octobre 2011 et novembre 2017, soit en moyenne 43 morts par an », soit bien plus que les attaques de requin, selon une étude indienne parue récemment dans le Journal of Family Medicine and Primary Care. En Inde, où « les victimes sont dans leur majorité âgées de moins de 30 ans, ce qui n'est guère étonnant, cette tranche d'âge étant plus adepte de l'autoportrait », la municipalité de Bombay aurait déjà instauré pas moins de « 16 “zones de non-selfies” après plusieurs morts sur ces lieux » (Europe 1, 4 octobre).

Pour les béotiens non modernes qui ignoreraient ce que signifie ce terme globish, il sera proposé la définition suivante : autoportrait narcissique immortalisant la vacuité autosatisfaite de son moi dérisoire, lequel s’affiche, décomplexé, devant un décor protéiforme servant d’alibi à son tout-à-l’ego. En d’autres termes, graver sur l’argentique de son iPhone, reconverti pour l’occasion en appareil photo, sa propre figure, de préférence hilare et débile, sur un célèbre fond touristique (la tour Eiffel, le Taj Mahal ou la tour de Pise) dont le prétexte n’est autre que celui d’exhiber sur Facebook, avec force « émoji » ou « émoti(con)es », un « j’y étais » conquérant et triomphateur. Bref, la bêtise insondable et chimiquement pure…

Que ceux de nos lecteurs pratiquant ce nouveau spot de combat veuillent bien pardonner l’auteur de ces lignes tout en faisant montre, à son égard, de l’infinie mansuétude, de la patiente tolérance dont celui-ci souffre (en tous les sens du terme) de faire preuve pour ses contemporains qu’il voit, consterné, s’abîmer dans l’insignifiance de ce que Freud dénommait leur narcissisme primaire.

Ils sont légion, ces adeptes du selfie, ces nouveaux « self-made-men » de l’hyper-modernité post-libérale (celle venant bien après les Lumières, une fois qu’ils les ont toutes éteintes), ces autodidactes d’un genre nouveau qui exorcisent ainsi, d’une bien curieuse façon (qui est celle de leur propre état autodestructeur de consommation capitaliste ; relire impérativement La Culture du narcissisme, de Christopher Lasch, pour saisir au mieux le propos), l’indicible anxiété qui les ronge psychologiquement (que la psychiatrie actuelle analyserait à la fois comme un stade de régression psycho-infantile et un syndrome maniaco-dépressif), cette aridité morale et spirituelle de leur âme trop longtemps exposée aux vapeurs corrosives et addictives du fétichisme de la marchandise.

Quelque part, ces morts par auto-bombardements selfiques sont beaucoup moins accidentelles qu’il n’y paraît. La mythologie nous enseigne que Narcisse finit par mourir de désespoir, faute d’avoir pu assouvir la douloureuse passion qu’il nourrissait pour son propre reflet. Tout à leur contemplation enamourée de leur moi hypertrophié, nos « selfétichistes » d’eux-mêmes en viennent à oublier le monde qui les entoure, le réel n’étant plus étréci qu’à leur autosuffisance infatuée. Se désintéressant des risques du monde réel, celui-ci se venge en les happant de la plus brutale (et définitive !) des façons !

Cette dilection morbide pour ce que Lasch appelait « l’intérêt transcendantal pour soi-même » traduit non point un fait de nature mais une crise sans précédent qui affecte nos sociétés dans ses ressorts les plus intimes. Dieu est mort et le selfie tue : telles sont les sinistres certitudes du temps…

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06 octobre 2018 à 10:26

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