Catalogne : quarante ans de plomb

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Lorsque, sous prétexte de le porter au plus haut, les dirigeants d’un pays réussissent à le faire tomber au plus bas, en le déchirant, entre autres, en deux parties irréconciliablement opposées, un tel pays ne peut se recomposer, à l’évidence, ni dans les quelques semaines qui s’écouleront jusqu’aux élections du 21 décembre, ni dans les six mois que pourrait durer, tout au plus, la mise sous tutelle de la Generalitat. Dans six ans, peut-être, un début de recomposition pourrait être amorcé, mais encore faudrait-il que les choses, après quarante ans de claudications constantes face aux visées séparatistes, fussent entreprises bien autrement et bien plus énergiquement.

Quel pourra être, dans ces conditions, le résultat des prochaines élections ? Certains sondages prédisent la reconduction, à un siège ou deux près, de l’actuelle majorité indépendantiste. D’autres annoncent une majorité des partis dits unionistes, mais qui serait insuffisante pour gouverner, la clé de la situation se retrouvant alors entre les mains des gauchistes de Podemos, suffisamment rusés pour présenter leur sécessionnisme sous un jour un peu moins insolent. La victoire des unionistes, cependant, n’est pas non plus à exclure, la clé pour une telle victoire étant la mobilisation de l’électorat jusqu’à présent abstentionniste.

Cette mobilisation est possible, vu la grogne qui grandit au sein d’une population qui voit disparaître ses chances de prospérité économique (plus de 2.000 entreprises ont déjà établi leur siège dans d’autres régions espagnoles) et vu, surtout, la façon dont la population catalano-espagnole a retrouvé un élan patriotique, une ferveur pour sa double identité nationale qui avait, pendant ces quarante ans de plomb, fait cruellement défaut. Un tel élan n’ayant jamais été entretenu par les autorités espagnoles, toujours craintives d’indisposer l’oligarchie catalane avec laquelle elles faisaient et font si bon ménage : il a fallu attendre que l’indépendantisme conduise le pays au bord même de l’abîme – grâces leur soient rendues ! – pour voir renaître une telle ferveur patriotique.

On commence aussi à remarquer une certaine lassitude chez les indépendantistes. Ainsi, depuis l’arrestation du gouvernement putschiste, ils ont pas mal tardé à ameuter leurs foules dans les rues. Ce n’est que samedi 11 novembre qu’ils l’ont fait. Il y avait évidemment grand monde, mais moins qu’à d’autres occasions, et moins surtout que lors des deux énormes manifestations unionistes de ces dernières semaines (1 et 1,2 million face aux 750.000 manifestants d’hier, selon les organisateurs, chiffres qu’on peut facilement réduire à un demi-million tout au plus). D’autre part, la « grève générale » décrétée mercredi dernier par un « syndicat » ultra-minoritaire, à la tête duquel se trouve un terroriste ayant fait une dizaine d’années de prison pour cause d’assassinat, a été un échec complet, les retards et les arrêts de travail n’ayant été que le fruit des sabotages commis par des groupuscules de manifestants qui ont coupé autoroutes et voies ferrées sans que le gouvernement Rajoy n’ose faire intervenir la police, de crainte de se voir reprocher les mêmes « actes de sauvagerie inhumaine » (seuls deux blessés hospitalisés…) par lesquels la presse de l’angélisme international l’a si rudement attaqué lors du référendum illégal du 1er octobre.

Bref, le 21 décembre, la victoire électorale de l’unionisme reste possible, mais elle est loin d’être assurée. Pourquoi, dès lors, Rajoy a-t-il pris un tel risque en convoquant des élections dans un délai aussi rapproché ? Parce qu’il n’y a pour lui aucun risque, voyons ! La reconstitution, avec ou sans le concours de Podemos, d’un gouvernement anti-espagnol (mais non immédiatement indépendantiste) ne représenterait, ni pour Rajoy ni pour l’ensemble de l’oligarchie espagnole, la catastrophe qu’elle constituerait pour un peuple espagnol à l’identité, en Catalogne et ailleurs, aujourd’hui renaissante.

Puisque la reprise de l’indépendance pure et dure est désormais impensable, une telle défaite représenterait tout simplement, pour Rajoy et les siens, le retour au statu quo précédent : à ces quarante ans de plomb qui n’ont été, pour eux, que quarante ans de roses. Sans doute quelques roses supplémentaires (ou quelques tonnes de plomb) pourraient alors - sous la forme, par exemple, d’une sorte d’arrangement confédéral - être encore ajoutées au panier.

La question serait alors : le peuple espagnol le tolérerait-il ?

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/01/2020 à 19:09.
Javier Portella
Javier Portella
Écrivain et journaliste espagnol

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